La
création d’épitaphes, à l’origine une brève
inscription à graver sur un tombeau, se mit à
relever de la littérature, à laquelle s’ajoutait
ainsi un genre spécifique, proche par la forme des
épigrammes. Les épigrammes s’étaient assez vite
cantonnées dans un registre satirique, une part des
auteurs d’épitaphes suivit le même chemin, ainsi
Guillaume Colletet (Épigrammes du Sieur Colletet…,
Paris, Jean-Baptiste Loyson, 1653, page 34) :
ÉPIGRAMME
Sous ce tombeau
repose un Moine de renom,
Qui porta l’ignorance à son
degré suprême ;
Ne pretends pas sçavoir son
pays, ny son nom,
Puis que c’est un secret qu’il
ne sceut pas luy-mesme.
L’élégie, si opposée qu’elle soit
à l’épigramme, peut elle aussi donner sa
propre forme à une épitaphe. On lit, par
exemple, dans le Recueil des Œuvres
poétiques de Ian Passerat (Paris, Claude
Morel, 1606, page 63) une élégie (Élégie XI)
« Sur la mort d’un moineau » de
quarante-deux vers, dont voici le début et la
fin :
Sur la mort d’un Moineau.
Demandez vous, Amis, d’où viennent tant de
larmes
Que me voyez rouler sur ces funebres
carmes ?
Mon Passereau est mort, qui fut si bien
apprist :
Helas ! c’est faict de luy, une Chate l’a
pris.
[…]
Venez, piteux oiseaux, accompagner mes pleurs,
Portons à son idole une moisson de fleurs.
Qu’il reçoive de nous une agréable offrande
De vin doux & de laict, d’encens & de
viande :
Puis engravons ces mots sur son vuide
tombeau :
PASSANT, le petit corps d’un gentil Passereau
Gist au ventre goulu d’une Chate inhumaine,
Aux champs Elysiens son Ombre se proumeine.
Que le
genre des épitaphes soit devenu littéraire incite
les historiens de la littérature et les auteurs de
recueils collectifs à rechercher, pour les
épitaphes non signées et transmises oralement ou
par des manuscrits anonymes, non seulement
l’auteur, mais ceux qui ensuite s’approprieront
telle ou telle épitaphe. Dans Les Œuvres de M.
Scaron [sic] (Paris, Guillaume de Luyne,
1669, tome I, page 101), on lit :
Ci git qui se pleût tant à
prendre,
Et qui l'avoit si bien appris,
Qu'elle ayma mieux mourir que rendre
Un lavement qu'elle avoit pris.
« Elle », c’est-à-dire
la belle-mère de Scarron, comme nous l’apprend
la Bibliotheca scatologica (Scatopolis,
chez les marchands d’Aniterges, l’année
scatogène 5850 [1849]), page 87, n° 237),
avec ce commentaire : « Epitaphe de la
belle-mère de Scarron, accusée d’avarice. »
Ajoutons que la dame se nommait Françoise de
Plaix et qu'elle voulait
frustrer Scarron de
son héritage
(voir Émile
Magne, Scarron et son milieu, Paris,
Émile-Paul frères, 1924, page
108).
L’épitaphe sera ensuite attribuée à des hommes,
intitulée tantôt « Épitaphe d’un
procureur », tantôt « Épitaphe d’un
avare ». On peut la lire, par exemple dans
l’Encyclopédie comique… (Paris, Barba,
1803, tome II, page 220) :
Épitaphe d’un procureur.
Ci-gît qui se plut tant à prendre,
Et qui l’avait si bien appris,
Qu’il aima mieux mourir que rendre
Un lavement qu’il avait pris.
Dans l’Élite
des bons mots… (Amsterdam, 1709, page
309), l'épitaphe de Scarron est citée sans
titre, annoncée comme l’« Epitaphe d’un homme
qui prenoit à toutes mains, & qui ne
rendoit jamais », tandis que Gayot de Pitaval,
dans L’Art d’orner l’esprit en l’amusant (Paris,
1738, tome I, page 137) l’introduit par « Un
avare mourut sans pouvoir prendre un pareil
reméde ». Tout se passe comme si l’épitaphe,
créée pour la belle-mère de Scarron avait pris
sa liberté, se faisant intercepter par des
auteurs professionnels d’épigrammes ou
d’épitaphes qui la modelèrent à leur guise.
Quoi qu'il en soit, les épitaphes ont
constitué un genre littéraire. La notion de
genre littéraire, liée à celle de
classification, implique celle de production,
de mise à la disposition du public sous la
forme d’un imprimé. Aux seizième,
dix-septième, dix-huitième siècles, on
trouvait dans les œuvres d’auteurs littéraires
des épitaphes considérées comme des pièces
littéraires à part entière, puis le mouvement
se raréfia, miné par la
perte des croyances religieuses et de nos
jours par les nouvelles
manières de disposer de son corps,
l’incinération, le don de son corps à la
science. Les amateurs d’épitaphes pouvaient
cependant trouver leur bonheur dans nombre de
recueils. Les érudits lisaient Epitaphia
joco-seria, Latina, Gallica, Italica…,
[Épitaphes plaisantes ou sérieuses, en latin,
français, italien…] par Franciscus Swertius,
Coloniæ [Cologne], 1623, les gens du monde qui
fréquentaient les salons et les gens de
lettres qui se réunissaient dans les cafés
ayant tous besoin de se montrer spirituels
dans la conversation, disposaient de nombreux
recueils. Parmi les auteurs de ceux qui
contenaient des épitaphes, les uns plaçaient
le mot « épitaphes » dans leur
titre, les autres s’y refusaient, le jugeant
trop lugubre. On eut ainsi, entre autres, l’Anthologie
française, ou choix d’épigrammes, madrigaux,
portraits, épitaphes, inscriptions,
moralités, couplets, anecdotes, bons-mots,
réparties, historiettes…, (Paris, J.-J.
Blaise, 1816) pour les uns, et Le
Passe-tems agréable, ou Nouveau Choix de
Bons-Mots, Pensées Ingenieuses, Rencontres
Plaisantes, Gasconnades, etc. enrichi de
quelques Nouvelles Histoires Galantes…, par
Mr. C.D.S.P., (Rotterdam, chez Jean Hofhout,
1724), pour les autres. Pierre-Antoine de La
Place fut, semble-t-il, le premier à
introduire les épitaphes en bonne place dans
l’ensemble des genres littéraires, avec son Recueil
d'épitaphes sérieuses, badines, satiriques
& burlesques, de la plupart de ceux
qui, dans tous les tems, ont acquis quelque
célébrité par leurs vertus, ou qui se sont
rendus fameux soit par leurs vices, soit par
leurs ridicules. Le tout enrichi de Notes et
d’Anecdotes historiques, critiques &
intéressantes, tirées des meilleurs Ouvrages,
ou imprimés, ou manuscrits, tant anciens que
modernes. OUVRAGE MOINS TRISTE QU’ON
NE PENSE. Par M. D.L.P. , trois
tomes, Bruxelles, 1782.
Notre choix
Épitaphe d’un Fourbe.
Cy gist à qui malice & fraude étoit
commune,
Dieu veuille avoir son ame au cas qu’il en eut
une.
(Le Cy
gist, ou Diverses Epitaphes, dans Les
Œuvres de Monsieur de Bensserade.
Première partie, Suivant la Copie à Paris,
chez Charles de Sercy, 1698, page 136).
Cy gist le gros Martin, ce n'est
pas grand dommage ;
Il n’eust pas fait grand fruict quand il eust
plus vescu.
Il eust, quand il vivoit, tous les traicts du
visage
Ressemblans si tres-fort à ceux là de son cu,
Que, lors qu’il deceda, son ame torte et
louche
S’envola par le cu, le prenant pour la bouche.
(Le Cabinet
satyrique…, [1618], édition de
Fernand Fleuret et Louis Perceau, Paris,
Librairie du Bon Vieux Temps, 1924, tome
II, page 343).
Une tradition bien
ancrée professait en effet qu’après la mort
l’âme quittait le corps pour s’envoler dans
le ciel, il lui fallait donc une ouverture
par laquelle s’échapper. On en fit des
épitaphes dont voici deux échantillons, l’un
masculin, l’autre féminin :
[ÉPITAPHE]
Du Cardinal de Richelieu.
Quand Armand vit le Diable à
l’entour de sa couche,
Qui guettoit son esprit au sortir de
sa bouche,
Il conçut dans son cœur un généreux
dessein ;
Et pour tromper encor à son heure
derniere,
Ce rusé Cardinal demanda le bassin,
Et rendit finement son ame par
derriere.
(Le
Passe-tems agréable, ou
Nouveau choix de Bons-Mots…,
Amsterdam & Leipzig, Arkstée
& Merkus, 1743, tome II,
page 68).
Rappelons que
Richelieu est mort d’une
infection de l’anus.
[ÉPITAPHE]
d’une Dame qui mourut en
pétant.
Vous, qui passez, priez pour cette Dame,
Qui, en pétant, par le cul rendit l’ame.
(Réflexions sur les grands hommes
qui sont morts en plaisantant, par
M. Deslandes, Amsterdam, 1776, page 178).
L’OMBRE DE REGNIER
REPONDANT
APRÈS SA MORT À UN DE
SES AMYS
— Dy moy, Regnier, qu’on faict là bas ?
— Je dors, foutre qui m’importune ?
— Nous voulons savoir ta fortune.
— Mordieu ! Vous ne la sçaurez pas !
— Es-tu en paix, ou bien en guerre ?
De grace, cher amy, que faicts-tu ?
— On nous en a bien fait accroire…
Adieu, bougre : tout est foutu !
(Cité par Louis
Perceau, Le Cabinet secret du Parnasse,
2e volume, Mathurin Régnier
et les Satyriques, Paris, Au Cabinet
du Livre, 1930, page 14).
EPITAPHE D’UN AVARE
Ci-gît Orgon, ce vilain Cancre,
Sur sa lésine il n’est qu’un cri ;
Et lorsqu’il écrivait, pour épargner son
encre,
Il ne mettait pas de points sur les i.
(Anthologie
française, ou choix d'épigrammes…,
Paris, J.-J. Blaise, 1816, tome II, page
207).
L'épitaphe,
dans ce recueil, est signée Gobet.
Épitaphe d’une femme par son
mari.
Cher objet de ma pitié,
Reçois de moi, chère moitié,
Ce tombeau qu’aucun ne t’envie.
Je dois bien justement te rendre cet
honneur ;
Car le dernier jour de ta vie
Fut le premier de mon bonheur.
(Petit Trésor
de Poésie récréative…, pièces…
recueillies par Hilaire Le Gai, Paris,
Passard, 1848, page 389).
L’épitaphe, inspirée d’une épigramme
de l’Anthologie, est de François
Charpentier (1620-1702). On la trouve
dans le Carpentariana
(Amsterdam, 1741, page 418), mais elle y
est dite composée par une femme pour son
mari :
« C’est une Femme
dont le Mary est mort, & avec lequel
elle avoit assez mal vêcu, qui adresse ces
vers au défunt.
Reçoi de moi, chere moitié,
Pour gage de mon amitié,
Ce Tombeau qu’aucun ne t’envie.
Je dois bien justement te rendre cet
honneur :
Car le dernier jour de ta vie,
Fut le premier de mon bonheur. »
[ÉPITAPHE de Mazarin]
Cy gît le Cardinal ; je suis faché
passant
Qu’au lieu de ce cy gît, tu ne vois pas, cy
pend.
(Le Tableau de la Vie & du
Gouvernement de Messieurs les Cardinaux
Richelieu et Mazarin…, Cologne, Pierre
Marteau, 1693, page 204).
Ci-gît le libraire Renau,
Lequel lisant son épitaphe,
Mourut d’effroi, de voir qu’en au
Son nom rimait sans orthographe.
Par un Anonyme. (4 septembre 1826)
(Recueil des épitaphes ou inscriptions
pour Guillaume Renaud, libraire à
Montpellier, aujourd’hui bibliothécaire…,
Montpellier, 1830, page 17, n° 30).
EPITAPHE
Sous ce vaste tombeau gît l’impudique cendre
D’une infâme putain, si jamais il en fut.
Pluton dans les enfers la fit enfin descendre
Pour la foutre à son tour et pour le mettre en
rut.
O toy, foutu passant, si quelque ardeur
lubrique
Te pouvoit émouvoir en ce petit moment,
Arrête-toi icy, pour te branler la pique,
Ou pisse tout au moins sur le monument.
(Recueil de pièces choisies
rassemblées par les soins du Cosmopolite,
Anconne, chez Uriel Bandant, à l’enseigne de
la Liberté, 1735, page 263).
Ci gît monsieur Chénier qui fit
Primidi, duodi,
Tridi, quartidi,
Quintidi, sextidi.
Septidi, octidi,
Nonidi, decadi.
C’est tout ce que l’histoire en dit.
(Alphonse
Balleydier, Histoire politique et
militaire du peuple de Lyon pendant la
Révolution française, Paris,
Martinon, 1846, tome III, page 162).
L’épitaphe, pour nous farfelue, présentée
par Alphonse Balleydier comme « un
pamphlet assez spirituel, fait par les
Parisiens », fut lue en 1794, à la fin
de la représentation à Lyon du drame de
Chénier, Fénelon. Composée après la
Terreur, elle n’avait rien de loufoque.
Marie-Joseph Chénier, le frère cadet d’André
Chénier, avait participé à l’élaboration du
calendrier républicain établi en septembre
1793, qui séparait l’année en mois de trente
jours, chaque mois étant divisé en trois
décades — les anciennes semaines — dont les
dix jours se nommaient maintenant primidi,
duodi, tridi, quatridi, quintidi, sextidi,
septidi, octidi et décadi, l’ancien dimanche
ayant gardé le nom de
« dimanche ».
EPITAPHE DE CHARLES
NODIER,
PAR
LUI-MÊME.
Ci-gît le bon Charles Nodier,
Dont la tendresse était extrême ;
Car il aimait le monde entier
Et les femmes… plus que lui-même !
Si bien qu’à son heure suprême,
Quand la Mort vint le visiter,
Il s’écria, sans hésiter :
— Oh ! la belle ! que je vous
aime !
(Parnasse satyrique du dix-neuvième
siècle, Bruxelles, Sous le Manteau,
1881, tome I, page 218).
ÉPITAPHE
De
TIMON LE MISANTHROPE.
PASSANT, laisse ma cendre en
paix ;
Ne cherche point mon nom ; apprends que
je te hais :
Il suffit que tu sois un homme.
Tiens, tu vois ce tombeau qui me couvre
aujourd’hui ;
Je ne veux rien de toi : ce que je veux
de lui,
C’est qu’il se brise et qu’il t’assomme.
(Anthologie
française, ou choix d'épigrammes…,
Paris, J.-J. Blaise, 1816, tome II, page
246).
Cette épitaphe sur Timon d'Athènes, dit le
Misanthrope, né vers 440 avant J.-C., est
une imitation en français de l’épitaphe
écrite par Timon lui-même pour son tombeau,
que l’on peut lire chez Plutarque
(« Vie d’Antoine », dans Les
Vies des hommes illustres, traduction
de Jacques Amyot, Bibliothèque de la
Pléiade, 1951, tome II, page 935) :
Ayant fini ma vie malheureuse
En ce lieu-ci, on m’y a inhumé ;
Mourez, méchants, de mort malencontreuse,
Sans demander comment je fus nommé.
CAPRICE.
Quand je seray tout prest d’avoir les yeux
couvers
De l’ombre & de l’horreur d’une nuit
eternelle,
Plût aux Dieux devant moy voir perir
l’Univers !
Que ma mort me sembleroit belle !
J’aurais en expirant un plaisir sans pareil,
Et comme en me couchant je souffle ma
chandelle,
Je voudrois en mourant éteindre le Soleil.
(Les Œuvres de
Monsieur de Montreuil, nouvelle
édition, Paris, Charles Osmont, 1680, page
301).
ÉPITAPHE D’UN APICIUS
MODERNE.
Ci-gît Paul le Glouton, grand ennemi des
livres ;
Il vécut soixante ans, et pesa deux cents
livres.
(Anthologie
française, ou choix d’épigrammes…,
Paris, J.-J. Blaise, 1816, tome II, page
262).
L’épitaphe parut pour la première dans le
Mercure de France du samedi 9 juillet
1788, signée Crignon d’Auzonet.
Parodie des épitaphes
exagérées.
Ci-gît une petite mouche
Qui pompait le suc d’un jasmin,
Quand tout-à-coup un Écolier farouche,
En voulant la saisir, l’étouffe dans sa main.
Les moucherons, ses fils, murmurent à la ronde
Le récit douloureux d’un si cruel
trépas ;
Et toutes les mouches du monde
Déplorent le néant des plaisirs d’ici-bas.
D. P.
(Anthologie française, ou
choix d’épigrammes…, Paris, J.-J.
Blaise, 1816, tome II, page 259).
« ÉPITAPHE.
Dernière des vanités de l’homme. Victime de
l’erreur pendant sa vie, le mensonge le suit
à sa mort jusques sur son tombeau. »