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Charles
Sorel, auteur de l'Histoire comique de Francion a
tout pour ne pas séduire les lecteurs d’aujourd’hui,
bien que ses livres fussent très lus en son temps,
assurent les historiens de la littérature du
dix-septième siècle. Premier obstacle de taille, la
langue. Étant donné qu'il est né vers 1602 (il
mourut en 1674), il va de soi que la lecture de son
texte, orthographe et syntaxe, demande en 2019 un
certain effort. Moderniser ? A priori, cela
paraît malhonnête, et comment mesurer jusqu’à quel
point il est possible de moderniser sans
falsifier ? On peut également hésiter à se
lancer dans la lecture d’un auteur dont la
bibliographie exhaustive affole, tant par le nombre
des titres que par la diversité des genres
littéraires pratiqués. Alors, un seul livre ?
C’est le cas de l’Histoire comique de Francion, aussi disposons-nous
de deux éditions facilement accessibles, celle
d’Antoine Adam dans Romanciers du XVIIe
siècle
(Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968)
reproduisant la version originale de 1623, et
celle de Fausta Garavini (Gallimard, folio
classique, 2000) qui a choisi l’édition de 1633
(Paris, Pierre Billaine, avec Privilège du Roi),
plus "convenable" que celle de 1623 où
les descriptions érotiques mais en langage
populaire, que l'on qualifierait volontiers de
gauloises, abondaient. Tout se passe en effet
comme si dans la version originale l'auteur,
séduit par Le Cabinet satyrique
(1618) au sous-titre prometteur :
Recueil
parfaict des vers piquans et gaillards de ce temps tiré
des secrets
Cabinets des Sieurs de
Sigognes, Regnier, Motin,
Berthelot,
Maynard,
& autres des plus
signalez Poëtes de ce
Siecle, publié
chez Anthoine Estoc
avec Privilège du Roy,
par
le Parnasse satyrique aux
multiples
éditions, La
Quintessence satyrique ou
seconde partie du Parnasse des
poètes satyriques de notre temps (1622),
avait décidé de transposer le langage
érotique de ces œuvres destinées au public
restreint des lettrés ou des gens de
cour, afin de le rendre accessible
à une majorité de lecteurs sans culture littéraire.
Puis
l'édition de 1626 verra la
disparition de bon nombre de passages
érotiques, comme si l'auteur, dans un subit
souci de respectabilité, avait voulu
"nettoyer" ce qu'il avait écrit pour son
plaisir — et pour le nôtre à venir — en 1623.
Les lecteurs du temps
avaient pu lire, écrits par Sorel mais publiés sous
l’anonymat, l’Histoire amoureuse de Cléagenor et
de Doristée,
sans nom d'auteur, et Le Palais
d’Angélie. Contenant
leurs diverses fortunes, avec plusieurs autres
estranges avantures arrivées de notre temps, disposées en quatre
livres (Toussaint du Bray, 1621), signé du nom
d'auteur "le sieur de Marzilly". Entre ces deux
productions de médiocre intérêt se plaçait, parue
en 1623, l’Histoire comique de Francion, en laquelle
sont descouvertes les plus subtiles finesses et
trompeuses inventions, tant des hommes que des
femmes, de toutes sortes de conditions et d’aages.
Non moins profitable pour s’en garder, que
plaisante à la lecture Précédé d’un
Advertissement d’importance au lecteur. Ajoutons
que le nom du héros de cette Histoire
comique,
Francion, vient de La Franciade de Ronsard (1572), où
Francion désigne le fils (chimérique) d’Hector, le
héros de la guerre de Troie, qui serait le père
originel des rois de France, — cette
précision de Sorel est donnée au livre XI de l’Histoire
comique de Francion.
Dans la
bibliographie démesurée de Sorel on remarque un
livre non pour son texte, mais parce qu'il fut
publié sous un pseudonyme emprunté à un auteur ayant
précédé de peu notre polygraphe, roi de
l'éparpillement et familier du pseudonyme littéraire
(il en aurait utilisé une douzaine), La vraie
histoire comique de Francion. Composée par
Nicolas De Moulinet, Sieur Du Parc, Gentilhomme
Lorrain. Amplifiée en plusieurs endroits, et
augmentée d’un Livre, suivant les manuscrits de
l’Auteur, 1633. Sorel avait choisi non
seulement un nom différent du sien, mais encore
celui d’un homme mort avant 1625, Nicolas Le
Moulinet, avocat du Parlement de Rouen, dont
Charles Sorel cite dans La
Bibliothèque française (1667, p. 178)
« les
avantures de Chrysaure &
de Phinimene, & celles de Floris
& de Cleonthe, où il y avoit peu de
force & peu d’elegance. » Mais alors, pourquoi
avoir emprunté
son nom ? D'autant plus
que nous apprenons d'Antoine Adam (Histoire de la
littérature au XVIIe
siècle, l’époque
d’Henri IV et de Louis XIII, Domat,
1948, p. 155, note 15) que
l'un des personnages des Amours de Floris
& de Cleonthe se nommait Francion.
C'est d'une
édition du
livre signé Nicolas de Moulinet,
datée de 1663 et augmentée
du livre XI, que viennent trois des
extraits suivants. Le premier se trouve
livre IV, pages 208-209, le deuxième livre VIII,
pages 387 et suivantes, le troisième livre VIII, page
437.
Le dernier vient de La
Bibliotheque Françoise de M. C. Sorel Premier Historiographe
de France. Seconde edition revueüe &
augmentée (Paris, par la Compagnie des
Libraires du Palais, 1667), pages 398-400. Les
titres ci-dessous sont bien sûr ajoutés.
Sorel
en lecturomane
J’employois ce que je pouvois de temps à
lire indifferemment toutes sortes de
livres, où j’appris plus en trois mois,
que je n’avois fait en sept ans au
College, à oüir les grimauderies
Pedantesques qui m’avoient de telle
maniere perdu le jugement, que je
croyois que toutes les fables des Poëtes
fussent des choses veritables, &
m’imaginois qu’il y eut des Sylvains
& des Driades aux forests, des
Nayades aux fontaines, des Nereïdes dans
la mer. Mesmes je croyois que tout ce
que l’on disoit des transformations, fut
vray, & ne voyois jamais un
Rossignol que je ne crûsse que c’étoit
Philomele. Je n’étois pas tout seul
abusé, car je sçay de bonne part, que
quelques-uns des Maistres avoient une
opinion semblable.
Comme ces vieilles
erreurs furent chassées de mon
entendement, je le remplis d’une
meilleure doctrine, & m’étant mis
à revoir mes écrits de Philosophie que
nôtre Regent nous avoit dictez, je les
conferay avec les meilleurs autheurs
que je pûs trouver, si bien que par
mon travail je me rendis assez
instruit en chaque science, pour un
homme qui ne vouloit faire profession
d’aucune particulierement.
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L'auteur
parle
[…] je n’ay point trouvé de remede
plus aisé ny plus salutaire à l’ennuy
qui m’affligeoit il y a quelque temps,
que de m’amuser à décrire une Histoire
qui tint davantage du folastre* que du
serieux, de maniere qu’une triste
cause a produit un facetieux effet. Or
je ne croy pas qu’il y ait des
personnes si sottes que de me blasmer
de cette occupation, veu que les plus
beaux esprits que l’on ait jamais
veus, ont bien daigné s’y adonner,
& qu’il y a des temps ausquels
nôtre vie nous sembleroit bien
ennuyeuse, si nous ne nous servions
d’un divertissement semblable. C’est
estre Hypocondriaque de s’imaginer que
celuy qui fait profession de vertu ne
doit point prendre de recreation.
Fasse qui voudra l’Heraclite du
siecle, pour moy j’aime mieux en estre
le Democrite, & je veux que les
plus importantes affaires de la terre
ne me servent plus que de farce. Puis
que le ris n’est propre qu’à l’homme
entre tous les animaux, je ne pense
pas qu’il luy ait été donné sans
sujet, & qu’il luy soit deffendu
de rire ny de faire rire les autres.
Il est bien vray que mon premier
dessein n’a pas été de rendre ce
contentement vulgaire, ny de donner du
plaisir à une infinité de personnes
que je ne connoy point, qui pourront
lire mon Histoire Comique, aujourd’huy
qu’elle est Imprimée, & ce n’étoit
qu’une chose particuliere pour plaire
à mes amis, car je considerois que
tout le monde n’estime pas les
railleries, ne sçachant pas qu’il
n’est rien de plus difficile que d’y
reüssir. […] je montre un beau Palais,
qui par dehors a l’apparence d’estre
remply de liberté & de delices,
& au dedans duquel l’on trouve
neantmoins lors que l’on n’y pense
pas, des severes Censures, des
Accusateurs irreprochables, & des
Juges rigoureux.
* Note. En plus de
textes contemporains de la première
édition de l'Histoire comique de
Francion qui utilisaient
l'adjectif folastre pour
désigner, disons une sexualité
simple et joyeuse, on pouvait lire
outre le Livret
de Folastries de
Ronsard (1553), Les Satyres bastardes et
autres œuvres folastres du
cadet Angoulevent… (1615), les Chansons folastres
et Prologues, tant superlifiques
que drolatiques des Comediens
François, reveus & augmentees de
nouveau, par le Sieur de Bellone
(Rouen, chez Jean Petit, 1612, avec
Permission), bien d'autres recueils
encore.
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Vous
pouvez jeter mon livre
si […] vous ne
trouviez rien dans ce livre qui vous
plaise, qui que vous soyez,
Lecteurs, ne le lisez pas deux fois,
aussi-bien n’est-ce pas pour vous
que je l’ay fait, mais pour mon
plaisir particulier. Ne l’achetez
point si vous ne voulez, puis que
personne ne vous y force. Que si
vous l’avez, & qu’il vous
déplaise entierement, jettez-le au
feu, & s’il n’y en a qu’une
partie desagreable, déchirez-la ou
l’effacez, & faites vôtre profit du
reste. Que si quelques mots
seulement vous sont à contre-cœur,
je vous donne la licence d’en écrire
d’autres au dessus tels qu’il vous
plaira, & je les approuveray. Je
pense qu’il y a fort peu d’Autheurs
qui vous disent cecy, & encore
moins qui le veulent, mais ils sont
tous aussi trop orgueilleux, &
s’attachent à des vanitez
impertinentes. Pour moy je me veux
donner carriere & me réjouïr
sans avoir autre soin. Réjouyssez vous aprés si vous pouvez à
mon intention. Mais poursuivons donc
maintenant nos Narrations agreables.
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Charles
Sorel peaufine
son image littéraire publique
On tient que ce peut estre luy [Sorel,
qui parle de soi] qui a
composé une Histoire comique remplie
de choses qu’il inventa, &
d’autres qu’il avoit ouÿ dire ;
Mais quelques personnes sçavent
assez qu’on a confondu cecy avec un
Livre du sieur du
Parc, Autheur de ce temps-là qui y a
meslé des Contes fort licentieux, & que
d’autres encore y ont travaillé. Cét
Ouvrage n’est ny meilleur, ny plus
digne d’estre approuvé, pour avoir
esté imprimé quantité de fois en
l’estat qu’il est, ny pour avoir
esté traduit en quelques Langues. Il
ne se trouvera point aussi qu’il ait
esté imprimé par les soins, ou par
les ordres de celuy à qui on
l’attribuë, & il ne doit point
répondre des fautes d’autruy. Depuis
un grand nombre d’années, cecy a
esté abandonné aux Libraires, qui y
ont adjousté faute sur faute. Il s’y
trouve quelques Contes qui sont
assez agréables ; mais il
seroit à souhaiter qu’on n'y eust
point meslé des choses qui offensent
les ames pures, & qui font
condamner l’Ouvrage entier.
Ayant parlé
d’un tel Livre, on ne manque point
d’en nommer un autre, que l’on croid
venir du mesme lieu ; & qui
est neantmoins fort differend, ne s’y
trouvant rien que les Personnes les
plus scrupuleuses ne puissent lire.
C’est le Berger
extravagant, qui a
esté fait pour représenter
l’extravagance de quelques Livres du
temps, & des Personnes qui les
aiment. II a esté imprimé pour la
troisiéme ou quatriéme fois, sous le
nom de l’Anti-Roman ;
parce qu’en effet, c’est un
Anti-Roman ; & si vous
voulez c’est une Histoire Comique
& Satyrique, où toutes les
sottises des Romans & des Fables
Poëtiques sont agreablement
censurées. En ce qui est de ce Livre
il peut avoir de l’approbation, puis
que dans le Christianisme on a
interest de combattre toutes les
Fables des Payens, et que mesmes
plusieurs Peres de l’Eglise, se sont
employez à les rendre ridicules au
Peuple. L’Histoire du Berger
extravagant décrivant un Homme qui
est devenu fou pour avoir leu des
Romans & des Poësies, & qui
se fait Berger a la manière de ceux
de l’Ancienne Arcadie, cela pouvoit
divertir assez de Gens, mais ce
n’estoit pas là le seul dessein. Il
y a des Remarques jointes à
cette Histoire, lesquelles donnent
de l’instruction sur plusieurs
choses, & ne sçauroient estre
desagreables, estans aussi gayes que
serieuses. D’abord on les avoit
mises toutes ensemble à la fin de
l’Ouvrage, & dans l’impression
qui s’est faite sous le nom de l’Anti-Roman,
elles ont été divisées en plusieurs
Parties qu’on a placées chacune a la
fin du Livre pour lequel elles sont
faites. Il ne sert a rien de dire,
que l’Histoire seroit assez entenduë
sans Commentaire à la façon
ordinaire des autres, puis que ce
n'est pas là un Commentaire a la
façon des autres, mais un autre
Livre qui contient plusieurs
Observations tirées de differens
Autheurs, avec quelques Recits tous
nouveaux. Cet ouvrage s’est rendu
necessaire, pour monstrer que le
dessein du Livre du Berger
extravagant, est plus serieux &
plus utile que ne pensent beaucoup
de Gens qui en parlent sans l’avoir
veu, ou qui le lisent pour un
divertissement simple qu’ils y
prennent comme à des Contes
vulgaires, sans considérer qu’il
reprend les défaux de quantité
d’ouvrages, & qu’il est propre à
guerir de leur erreur des personnes
preoccupées, lesquelles estiment
plusieurs Livres qui sont de fort
bas prix. En y regardant
attentivement, on trouvera que cet
Anti-Roman n’est pas seulement fait
contre les Romans qui l’ont précedé,
mais contre ceux qui devoient venir
aprés, entre lesquels il y en a
assez qui pourroient donner lieu à
la mesme Critique.
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Et l'homme Charles Sorel ? Le voici tel
qu'il apparaît dans La
Science universelle de Sorel (Paris,
chez Toussaint Quinet, 1641), et réapparaîtra,
cette fois gravé par Achille Ouvré (1872-1951)
dans Charles Sorel, La Jeunesse de Francion,
texte de 1626, introduction et notes de André
Thérive, Collection des Chefs-d'œuvre méconnus,
Bossard, 1922 (1923 sur la couverture).
On sait qu'Antoine Furetière a donné de Charles
Sorel
un portrait malveillant dans le cours d'un texte satirique
sur
trois
personnes,
« Histoire
de Charroselles, de Collantine et de
Belastre », inséré dans Le Roman
bourgeois ([1666], Bibliothèque
elzévirienne 1854) et savamment annoté par Édouard
Fournier. On peut le lire aussi dans l'édition
plus modeste de Jacques Prévot (Gallimard, folio,
1981). Charles Sorel donc, selon Furetière, « s’estoit
avisé
de se piquer de noblesse dès qu’il avoit eu le
moyen d’atteller deux haridelles à une espèce de
carrosse toujours poudreux et crotté […] il avoit
une vraye mine de satyre. La fente de sa bouche
estoit copieuse, et ses dents fort aiguës :
belle disposition pour mordre. […] il n’eut jamais
de liaison avec personne que pour la rompre
aussi-tost […] Il faisoit un recueil où il mettoit
par escrit tous les beaux traits et toutes les
choses remarquables qu’il avoit oüyes pendant le
jour dans les compagnies où il s’estoit rencontré.
Apres cela il en faisoit bien son profit, car par
fois il se les attribuoit et en compiloit des
ouvrages entiers. »
Et voici, à l'inverse, un portrait amical dans une lettre de Guy
Patin, datée du 25 novembre 1653, citée par Émile
Roy dans sa réimpression de l’Histoire comique de
Francion (Paris,
Hachette, 1924, Introduction), page XVII : « C’est
un petit homme grasset, avec un grand nez aigu, qui
regarde de près, âgé de cinquante-quatre ans, qui
paraît fort mélancolique et ne l’est point. […] Ce
M. Ch. Sorel a fait beaucoup de livres françois, et
entre autres Francion, le Berger extravagant,
l’Orphise de Chrysante, l’Histoire de France et une
Philosophie universelle. Il a encore plus de vingt
volumes à faire, mais il ne peut venir à bout des
imprimeurs. […] Il est homme de fort bon sens et
taciturne, point bigot ni mazarin. »
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