LES AMIS DE PLEIN CHANT

Novembre 2019

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Une poésie-chanson
extraite de




les nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains

par
Ernest La Jeunesse




  

L’année de la parution en librairie (1896) d’Ubu Roi, Drame en cinq Actes en prose Restitué en son intégrité tel qu'il a été représenté par les marionnettes du Théâtre des Phynances en 1888 (Édition du Mercure de France) fut celle aussi de la publication d'un livre au titre étrange, Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires Contemporains (Paris, Perrin et Cie), œuvre d’Ernest La Jeunesse, à l’époque journaliste travaillant pour La Revue blanche des frères Natanson. Lesdits contemporains notoires — notoires dans le monde littéraire — avaient pour nom Anatole France, Pierre Loti, Paul Bourget, les Daudet (Alphonse et son fils Léon), Zola, François Coppée, Huysmans, Paul Hervieu, Jules Renard sous le nom de Éloi (« Eloi n’aime pas à écrire une longue phrase » écrivait Jules Renard dans son Journal, le 14 mai 1895), Henri Rochefort (1831-1913), Mæterlinck, Marcel Prévost, J.-H. Rosny, Richepin, Georges d’Esparbès, Montesquiou, Eugène Ledrain (1844-1910), archéologue qui termina sa vie de travail en conservateur adjoint au département des Antiquités du Louvre, étrillés l’un après l’autre par La Jeunesse, sur des tons différents. Dans la préface du livre, l'auteur cherchait à atténuer la cruauté de ses jugements littéraires en conseillant aux auteurs satirisés d'oublier leur propre satire pour s'attarder sur celles de leurs confrères et en apprécier le sel, puis il s'adressait aux lecteurs anonymes, les adjurant de voir en lui, Ernest La Jeunesse, un écrivain ayant désiré « composer un traité de la Liberté, se délivrer, délivrer les jeunes hommes de cette époque de maîtres délicieusement tyranniques, et les obliger doucement, en dépouillant de leur prestige leurs idoles — ou en les faisant cesser d’être odieuses — à devenir eux-mêmes, à se révéler à eux-mêmes », mais il détruit cette apparente mansuétude en ajoutant que se révéler à eux-mêmes serait  une tâche difficile. Le lecteur anonyme jugera de l’art de la préface tel que le comprend La Jeunesse…

Alfred Jarry, ami très proche de La Jeunesse et devenu collaborateur à La Revue blanche en 1896 grâce à Fénéon, apparaît dans Les Nuits, les Ennuis et les Ames au chapitre intituLe Concile, un euphémisme ironique dirigé contre le pape, pour brasserie ou cabaret (chapitre XXI, « Le Concile », daté de Janvier 1896, page 325) en tant que dédicataire d'une poésiee rimée et rythmée comme une chanson. Un an après la parution du livre de La Jeunesse, Jarry se vengea (?) de l'auteur en lui donnant, sous le nom de Severus Altmensch, une place dans Les Jours et les Nuits roman d’un déserteur (Mercure de France, 1897, Livre I, chapitre 3, « Autre Jour » , p. 17) où sont rassemblés plusieurs homosexuels. Le prénom allemand Ernst, Ernest en français, vient de l’adjectif allemand ernst, signifiant sérieux, devenu Severus, une fois le mot français sévère latinisé, tandis que La Jeunesse est inversé dans la mesure où Altmensch signifie vieil homme. On voit donc Ernest La Jeunesse-Severus Altmensch nu, debout sur une table, presque monstrueux si l'on en croit le texte — rappelons cependant que Jarry et La Jeunesse étaient amis —, « La  poitrine creuse, le ventre saillant en arête de tétraèdre, les bras pareils à deux lattes, les jambes faunesques — d’un faune qu’on aurait châtré, par pudeur, sur une estampe — (…) et de ses ongles taillés en griffes il effilait vers sa poitrine le penil triangulaire de son ventre énorme, la pointe en haut. » La Jeunesse, dans un recueil de caricatures exécutées par lui-même (L'Assiette au beurre, n° 27, 3 octobre 1901), intitulé Les "tumaslu !" tu ne m'as pas regardé ? donnera, en couverture une caricature grotesque de lui-même qui semble rappeler le cruel portrait en mots donné par Jarry dans Les Jours et les Nuits.

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Voici
donc la poésie-chanson par Ernest La Jeunesse, dédiée à  Jarry :

A Alfred Jarry.

Nous sommes venus des pays les plus loufoques,
De Tahiti, de Caen, du faubourg Honoré :
Parce qu'Aicard avait fait Miette et Noré,
Nous devions faire mieux et faire bien : ouf ! oh ! que
Nous eussions dû demeurer parmi Tahiti,
Parmi Caen, parmi le faubourg Saint-Honoré !
                                                          On aurait
Pu pleurer sur Elvire et relire l’Iti-
néraire de Paris à Jérusalem. L’heure
Est venue où c'est sur son heure que l'on pleure.
Nous sommes venus par la ville
Chercher du génie,
Nous en avons cherché dans René Ghil,
Nous en avons cherché z’à la Bastille
Nous n'avons rien trouvé du tout,
Ça nous a fait faire des tomes
Et construire des vélodromes
Et mâcher un peu de dégoût.


Notes.
 Tahiti. Jarry, dans Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, a dédié le chapitre 17 du livre III, « De l’île Fragrante », à Paul Gauguin, parti pour Tahiti en 1891.

Jean Aicard (1848-1921), auteur de Miette et Noré
(G. Charpentier, 1880) sera qualifié dans le Petit Bottin des Lettres et des Arts (E. Giraud & Cie, 1886, p. 3) « Le troisième littérateur français par ordre alphabétique. Il n’est pas tout à fait le dernier par le talent. »

Elvire est, bien entendu, l'Elvire de Lamartine qui côtoie ici Chateaubriand, auteur de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811).

René Ghil. On peut lire de cet auteur Les Dates et les Œuvres, sous-titré Symbolisme et poésie scientifique (G. Crès et Cie, s.d. [1922]), sans pourtant adhérer à l'ensemble de ses propos.
 Rappelons que Plein Chant a réimprimé en 1995 Légende d'âmes & de sang, par René Ghil (1885), dans la collection "Anciennetés".
Dans l’Avant-propos « Mes idées » René Ghil expose son idée de la poésie : « Un vers sera un pré ou l’odeur des luzernes, — une eau pâle et glauque ou des rides s’élargissant ; un vers sera l’inexprimable souvenir, devant deux grands yeux pâles et froids d’Aïeule, d’un soir d’hiver où veille la lune algide, — un émoi en les reins et la nuque ; un vers sera les mille murmures des heures noires, — un dièze dans le violon, — des voix dans le noir, — la saveur du vent de mer. »
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En conclusion et pour contrebalancer l'image grotesque de La Jeunesse par lui-même en couverture de L'Assiette au beurre,  voici une autre autocaricature, d'un esprit tout différent, placée en ouverture de Talentiers, Ballades libres, par Roy Lear (André Ibels), Dessins d'Ernest La Jeunesse (Bibliothèque d'Art de La Critique, 1899).



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