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Décembre 2021








LA METTRIE

Joyeux médecin et définitif athée




  






  
 
 

Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), à l’origine médecin mais en réalité chercheur au sens contemporain — il serait alors un précurseur des sciences cognitives — fut considéré en son temps tantôt comme un farfelu dangereux, tantôt comme un matérialiste se refusant en tant que tel à toute croyance chrétienne, ce qui l’exposait à être brûlé, ou à voir ses livres détruits, une autre manière de le tuer. Le seul de ses livres à être resté dans la mémoire scientifico-littéraire collective est L’Homme machine, interdit dès sa parution à  Leyde en 1748 puis brûlé à La Haye. Il récidiva dans le scandale en publiant l’année suivante L’Homme plante. Ces deux ouvrages inadmissibles pour les théologiens et même pour certains matérialistes du temps comme Diderot ou d’Alembert, avaient été précédés en 1745 par une Histoire naturelle de l’âme, sans nom d’auteur, dont l’adjectif du titre, naturelle, donnait l’idée maîtresse de La Mettrie : l’homme n’a pas été créé par Dieu, il est un élément et un produit de la nature, à mettre au même plan  que les animaux : « l’homme, dans son principe, n’est qu’un ver qui qui devient homme, comme la chenille papillon » (L’Homme machine, 1865, page 146) et les plantes : chez l’être humain « ce sont des cheveux qui couvrent le sommet de nos têtes, là ce sont des feuilles et des fleurs » (ibid., page 150). Il s’intéressait beaucoup à l’amour, mais au seul amour physique, relevant de la nature. En 1739, il avait publié un Nouveau Traité des maladies vénériennes. En 1746, puis en 1747 École de la volupté parut sous l’anonymat puis, remanié, à Berlin en 1751 sous le titre L’Art de jouir. On arrête là une bibliographie démesurée car l’unique livre de La Mettrie à être passé à la postérité est L’Homme machine.

Voltaire, qui fut à Berlin lecteur du roi Frédéric II en même temps que La Mettrie, a laissé dans sa correspondance de nombreux jugements sur les productions de ce matérialiste, pour lui imprévisible et trop fécond. Dans une lettre à la marquise du Deffand (7 août 1769) on apprend que son amie,  frappée de constipation chronique avait reçu de lui le conseil de manger de la casse (une gousse de légumineuse dont la pulpe avait des propriétés laxatives) — on rappelle la formule courante, Passe-moi la casse je te passerai le séné) — puis il change de niveau : « il faut toujours tenir le ventre libre, pour que la tête le soit. Notre âme immortelle a besoin de la garde-robe [chambre où se trouvait la chaise percée destinée à recueillir les excrétions fécales] pour bien penser. C’est dommage que La Mettrie ait fait un assez mauvais livre sur l’homme machine : le titre était admirable. » Une machine n’est en effet jamais constipée…

Les jugements de Voltaire ne sont pas toujours négatifs. Le 28 février 1751, il avait écrit à Claude-Étienne d’Arget, secrétaire du roi de Prusse Frédéric II : « j’ai très grande foi à La Mettrie. Qu’on me montre un élève de Borehave qui ait plus d’esprit, et qui ait mieux écrit sur son métier ? ». Précisons que Herman Borhaave [deux a], médecin et chimiste néerlandais (1668-1738), avait eu La Mettrie pour étudiant. En revanche, lorsque Voltaire se place à un point de vue philosophique, sa considération pour La Mettrie disparaît. Dans une lettre au duc de Richelieu (31 août 1750) il parle des « rogatons » de La Mettrie, de ses « folies incohérentes », mais ce qui l’intéressait était son athéisme. A Claude-Étienne Darget  il écrit le 10 février 1758) : « je  crois l’abbé de Prades aussi mauvais chrétien que La Mettrie », employant là un euphémisme prudent pour le mot athée. Écrivant le 10 juin 1760 à Thieriot (Nicolas-Claude Th., 1696-1772), Voltaire demandait à  son ami : « Pouvez-vous me faire avoir toutes les œuvres de ce fou ? » Fou, La Mettrie ? Non pas, mais intellectuellement inférieur de beaucoup aux matérialistes reconnus par l’histoire littéraire et philosophique, Voltaire, Diderot, D’Alembert.


De L’Homme machine on donne ci-dessous quatre courts extraits pris dans une édition parue en 1865 (Paris, Frédéric Henry, libraire-éditeur), avec une introduction et des notes de Jules Assézat, homme de lettres et journaliste (1832-1876), principal éditeur scientifique de l'édition en 1875 des œuvres complètes de Diderot.

 

    



  








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Nous n'avons pas originairement été faits pour être savants ; c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques que nous le sommes devenus, et cela à la charge de l'État, qui nourrit une multitude de fainéants que la vanité a décorés du nom de philosophes. La nature nous a tous créés uniquement pour être heureux ; oui, tous, depuis le ver qui rampe jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nue. C'est pourquoi elle a donné à tous les animaux quelque portion de la loi naturelle, portion plus ou moins exquise selon que le comportent les organes bien conditionnés de chaque animal.

A présent, comment définirons-nous la loi naturelle ? C'est un sentiment qui nous apprend ce que nous ne devons pas faire, parce que nous ne voudrions pas qu'on nous le fît. Oserais-je ajouter à cette idée commune qu'il me semble que ce sentiment n'est qu'une espèce de crainte ou de frayeur, aussi salutaire à l'espèce qu'à l'individu ; car peut-être ne respectons-nous la bourse et la vie des autres, que pour nous conserver nos biens, notre honneur et nous-mêmes ; semblables à ces Ixions du christianisme qui n'aiment Dieu et n'embrassent tant de chimériques vertus que parce qu'ils craignent l'enfer.

 

Note au mois de décembre 2021. — Ixion est un personnage de la mythologie grecque rendu presque fou par les dieux pour avoir fait tomber un ennemi personnel dans une fosse emplie de charbon brûlant, puis complètement fou par Zeus lui-même afin de le punir d’avoir tenté de séduire sa femme, Hera.

  
  











  

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Après cela, qu'un vain peuple pense différemment, qu'il ose affirmer qu'il y va de la probité même à ne pas croire la révélation, qu'il faut, en un mot, une autre religion que celle de la nature, quelle qu'elle soit ! quelle misère ! quelle pitié ! et la bonne opinion que chacun nous donne de celle qu'il a embrassée ! Nous ne briguons point ici le suffrage du vulgaire. Qui dresse dans son cœur des autels à la superstition, est né pour adorer des idoles et non pour sentir la vertu.

Mais puisque toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir.

L'âme n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous.











   

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Entrons dans quelques détails de ces ressorts de la machine humaine. Tous les mouvements vitaux, animaux, naturels et automatiques se font par leur action. N'est-ce pas machinalement que le corps se retire, frappé de terreur, à l'aspect d'un précipice inattendu ? que les paupières s'abaissent à la menace d'un coup, comme on l'a dit ? que la pupille s'étrécit au grand jour pour conserver la rétine, et s'élargit pour voir les objets dans l'obscurité ? n'est-ce pas machinalement que les pores de la peau se ferment en hiver pour que le froid ne pénètre pas l'intérieur des vaisseaux ? que l'estomac se soulève irrité par le poison, par une certaine quantité d'opium, par tous les émétiques, etc. ? que le cœur, les artères, les muscles se contractent pendant le sommeil comme pendant la veille ? que le poumon fait l'office d'un soufflet continuellement exercé ? n'est-ce pas machinalement qu'agissent tous les sphincters de la vessie, du rectum, etc. ? que le cœur a une contraction plus forte que tout autre muscle ? que les muscles érecteurs font dresser la verge dans l'homme comme dans les animaux qui s'en battent le ventre, et même dans l'enfant, capable d'érection, pour peu que cette partie soit irritée ? Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu'il est un ressort singulier dans ce membre, encore peu connu, et qui produit des effets qu'on n'a point encore bien expliqués, malgré toutes les lumières de l’anatomie.

Je ne m'étendrai pas davantage sur tous ces petits ressorts subalternes connus de tout le monde. Mais il en est un autre plus subtil et plus merveilleux, qui les anime tous ; il est la source de tous nos sentiments, de tous nos plaisirs, de toutes nos passions, de toutes nos pensées ; car le cerveau a ses muscles pour penser, comme les jambes pour marcher.


  








    

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Nous sommes de vraies taupes dans le champ de la nature ; nous n'y faisons guère que le trajet de cet animal ; et c'est notre orgueil qui donne des bornes à ce qui n'en a point. Nous sommes dans le cas d'une montre qui dirait (un fabuliste en ferait un personnage de conséquence dans un ouvrage frivole) : « Quoi ! c'est ce sot ouvrier qui m'a faite, moi qui divise le temps ! moi qui marque si exactement le cours du soleil ; moi qui répète à haute voix les heures que j'indique ! non, cela ne se peut pas. » Nous dédaignons de même, ingrats que nous sommes, cette mère commune de tous les règnes, comme parlent les chimistes. Nous imaginons ou plutôt nous supposons une cause supérieure à celle à qui nous devons tout, et qui a véritablement tout fait d'une manière inconcevable. Non, la matière n'a rien de vil qu'aux yeux grossiers qui la méconnaissent dans ses plus brillants ouvrages ; et la nature n'est point une ouvrière bornée. Elle produit des millions d'hommes avec plus de facilité et de plaisir qu'un horloger n'a de peine à faire la montre la plus composée. Sa puissance éclate également et dans la production du plus vil insecte, et dans celle de l'homme le plus superbe ; règne animal ne lui coûte pas plus que le végétal, ni le plus beau génie qu'un épi de blé. Jugeons donc par ce que nous voyons, de ce qui se dérobe à la curiosité de nos yeux et de nos recherches, et n'imaginons rien au delà. Suivons le singe, le castor, l'éléphant, etc., dans leurs opérations. S'il est évident qu'elles ne peuvent se faire sans intelligence pourquoi la refuser à ces animaux ? et si vous leur accordez une âme, fanatiques, vous êtes perdus ; vous aurez beau dire que vous ne décidez point sur sa nature, tandis que vous lui ôtez l'immortalité ; qui ne voit que c'est une assertion gratuite ? qui ne voit qu'elle doit être ou mortelle ou immortelle, comme la nôtre, donc elle doit subir le même sort, quel qu'il soit !
   






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