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UN
FEUILLETON EN 1858
On
s’étonne souvent des variations qui ont lieu
en littérature. Chaque genre a son
heure ; il est une mode qu’il faut
suivre dans les romans comme ailleurs, sous
peine de supporter l’indifférence
publique ; et, comme personne n’aime à
supporter l’indifférence publique, on suit
le torrent, dût-il conduire dans un égout,
ou, ce qui est plus triste encore, à une
absurdité Hélas ! que
j'en ai vu passer des genres de toutes les
couleurs, depuis les Écorcheurs jusqu'à Madame
Bovary.
Il
y a eu
le roman terrible, qui faisait bien
peur, je vous assure. On n'y voyait que
des poignards, des femmes meurtries, des
mains sanglantes appliquées sur les murs,
des cachots, des chaînes, des cruches et
de la paille.
Le roman ruisseau, qu'on lisait
avec un flacon de sels sous le nez.
Le roman bascule, dans lequel les
personnages en blouse étaient seuls
vertueux, où les forçats cachaient leur
habit noir sous leur chemise rouge, comme
jadis le Curé de Belleville cachait sous sa
soutane son habit de colonel.
Il y a eu le roman
mousquetaire, qui a encore
une queue dans 1es Magazines.
Il y a eu… Mais à quoi
bon parler de ce qui n'est plus ?
Parlons de ce qui est. Parlons de ce genre
qui n’aura jamais de fin, genre gracieux et
délicat, plein d'émotions et
d'enseignements, de rêveries et d’illusions,
aux détails historiques si vrais, aux mœurs
si bien étudiées, observées et
rendues ; aux caractères si nettement
accusés, si merveilleusement dessinés ;
genre sans nom, qui apparaît de temps en
temps comme un lumineux météore ou comme…
LA
FIANCÉE D’ÉRIC
Éric est
un Saxon ; tous les Saxons s'appellent
Éric, comme tous les fumistes français se
nomment Mozanino.
Que ne
puis-je vous raconter l'histoire entière du
jeune Éric, le héros décédé du
roman-nouvelle, ou plutôt que ne puis-je
vous dire tout le roman ! J’y avais
bien pensé, mais il est survenu de telles
difficultés, que j'ai dû bien malgré moi,
renoncer à ce
bonheur.
La
fiancée d'Éric se nomme Marguerite ;
jeune-fille pure et fraîche comme l’eau qui
coule de la source du rocher.
Un
soir, une bande de soudards veut s'offrir ce
rafraîchissement.
Marguerite,
éperdue, se réfugie dans le jardin d'Éric.
Éric se
précipite pour la défendre, on tue
Éric ; donc, il est mort, c'est
entendu ; aussi bien il fallait qu'un
jour ou l'autre cela lui arrivât.
Éric
mort, Marguerite, folle de désespoir, va
s'engager sur-le-champ ; oui, monsieur…
Cela vous étonne, mais c'est ainsi.
Marguerite se fait soldat, vous allez voir
pourquoi ; et, quand vous connaîtrez
son but, vous verrez qu'elle a bien fait,
cette fille, et qu'à sa place, vous eussiez
fait de même.
[…]
Si
le lecteur veut revenir sur ses pas, nous
allons le conduire dans une taverne où
nous retrouvons Marguerite.
Marguerite est en train de soûler
un soldat qui a huit pieds. — Pauvre jeune
fille ! elle a bien du chagrin.
Vous avez deviné sans doute que
c'est le colosse, qui se nomme Hermann —
pas Léon* ! — qui a tué Éric. Eh bien,
vous allez voir.
Lorsque Marguerite a fini de griser
Hermann, elle lui fait raconter comment il
a exécuté le crime.
Maintenant, je cite le texte :
« — Voyons ! il est temps d'en
finir ! dis-moi comment tu l'as
tué !
— Rien de plus simple, répond le
grenadier, je me suis rué sur lui, et, de
la main gauche, je l'ai saisi par les
cheveux.
— Je comprends, dit Marguerite en
posant sa main moite de sueur sur la tête
d'Hermann.
— Et puis je l'ai renversé sur mon
genou.
—
En le renversant en arrière, comme ceci,
n'est-ce pas ? ajouta la jeune fille
en joignant par un effort surhumain le
geste à la parole.
— Doucement, brigand ! s'écria
le grenadier en riant ; doucement, si
tu ne veux pas rouvrir la plaie qu'un
Cosaque du Don m'a faite au crâne.
— Et, quand une fois tu l'as tenu
ainsi ployé sur ton genou ? continua
Marguerite.
— Alors, je lui ai posé sur la
gorge la pointe de mon sabre.
— Est-ce bien là la place...
dis ?
— Et la jeune fille piqua de la
pointe du sabre le cou du meurtrier.
— Plus haut, démon ! reprit
Hermann en éclatant de rire si
franchement, que tout autre que la fiancée
d'Éric eût été désarmé par tant de
confiance ; mais elle voyait l'omhre
du Saxon devant ses yeux, et l'ombre
dirigeait son bras, roidissait sa main,
exaltait son cœur.
— Et alors ? demanda-t-elle.
— Alors je lui ai tout simplement
enfoncé trois fois mon sabre dans la
gorge. De profundis ! mais c'était
un beau garçon.
— C'est donc ainsi que tu portas le
coup ! s'écria Marguerite en
plongeant le sabre à trois reprises dans
le cou d'Hermann. »
Chère et douce enfant, comme ce pauvre
Éric eût été heureux avec toi ! comme
il eût été fier de sentir palpiter
tremblante ta poitrine de femme sur son
cœur d'homme !
[…]
* Jeu de mots sur un
personnage connu des contemporains de Jules
Noriac, mais oublié de nos
jours, — peut-être Léon Herrmann (avec
deux r), mais il y eut deux Léon
Herrmann.
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