En lisant, bien sûr.
Mais lire quoi, et comment ? Les
lecteurs disposaient en 1754 d’un livre au
titre curieux, sans nom d’auteur ni
d’éditeur, sans lieu d’édition, avec une
date masquée :
L'Art de desoppiler la
rate,
Sive de modo C. prudenter.
En prenant chaque feuillet pour se T. le D.
Entremêlé de quelques
bonnes choses.
A Gallipoli de Calabre,
L'an des folies 175884.
Décodons :
- désoppiler, qui deviendra
dans les éditions suivantes désopiler et même se
désopiler (L’Art
de se désopiler la rate, Duquesne
éditeur, 1854) signifiait au
dix-huitième siècle déboucher et
s’employait dans l’expression
« déboucher la rate ». La
fonction de la rate étant de gouverner
la tristesse, la mélancolie, la gaieté,
« déboucher la rate »
équivalait ainsi à « déclencher la
gaieté ».
- Sive de modo C.
prudenter. Traduction
du latin en
français : Ou de la
manière de Chier avec sagacité.
L’initiale C. est à entendre cacare, infinitif du
verbe latin caco, en français
chier, utilisé dans
l’ancienne langue latine pour les
enfants et qui donnera en français
« faire caca ».
- se T. le D. Lire :
se torcher le derrière.
- A Gallipoli de
Calabre : mention fantaisiste pour
« Paris ».
- 175884 : 1754.
- Le titre : il est commenté
par l’auteur au début de la table des
matières :
Je croyois être
original dans ce titre ;
mais parcourant ces jours
passés les Mêlanges d’Histoire
et de Litterature de Vigneul
de Marville, article de l’Abbé
de S. Martin, l’Auteur dit,
que le recueil de ses Lettres
est la chose la plus capable
de
désopiller la rate des plus
enfoncés mélancoliques. »
Notre note. Au premier
tome des Mélanges d’Histoire
et de Littérature,
par M. de Vigneul-Marville,
quatrième édition… augmentée
par M*** [abbé Banier], 1725,
on lit page 397 :
« M. Dutot-Ferrare
Conseiller au Parlement de
Normandie, qui se joüoit
plaisamment de l’Abbé de
S. Martin, envoïa ici il
y a quelques années, un gros
Recüeil de Lettres de cet Abbé
à ses amis, et de leurs
réponses à l’Abbé, qui est la
chose du monde la plus
boufonne, et la plus capable
de desopiler la rate des plus
enfoncez Mélancoliques. »
On notera l’orthographe
défectueuse dePanckoucke pour le
verbe désopiler.
L’auteur de cette
compilation bigarrée (on y trouve des
extraits de Tabourot des Accords pris
dans les Escraignes Dijonnaises) de 430
pages in-12 était le libraire
André-Joseph Panckoucke, né à Lille en
1703, mort dans cette même ville en
1753. L’ouvrage connaîtra de
nombreuses éditions, on utilisera ici
l’édition de « L’An des Folies
175886 », soit 1786.
Charles Nodier, au
premier chapitre de ses Mélanges
tirés d’une petite bibliothéque, ou
Variétés littéraires et philosophiques
(Paris, 1829, rémprimé par Plein
Chant, Bassac, 2000) intitulé
« Théorie des éditions
Elzeviriennes… » cite, page 4, l’Art
de désopiler la rate pour avoir
donné un « Catalogue des Auteurs,
dits ELZEVIRS in12 » (ladite
liste se trouve pages 348-353 de
l’édition de 1756 sous le titre
« Catalogue des Auteurs, dits
ELZEVIRS in-12 ») et lui qui a
tout lu note que « les catalogues
des anciens bibliographes ne sont,
pour la plupart, que la copie très
servile de celui que renferme l’Art
de désopiler la rate »,
puis il ajoute avec un sourire facile
à imaginer pour un lecteur complice
« et qu’on n’iroit pas chercher
là ». On n’irait, en effet, pas
chercher une telle liste dans la
compilation de Panckoucke si l’on
ajoutait foi au début du titre en
oubliant l’expression « Entremêlé
de bonnes choses ». Les bonnes
choses
que Nodier semble oublier sont
des textes parsemés dans
L’Art de désopiler la rate et relevant
de la libre pensée, — du libertinage
érudit, pour reprendre le titre du
René Pintard, Le Libertinage
érudit dans la première moitié du XVIIe
siècle (Boivin,
1943) — malheureusement selon une
logique peu facile à discerner. En
tout cas, voici pages 305-331, une Notice
des
Ecrits les plus célèbres, tant
imprimés que manuscrits, qui
favorisent l’incrédulité, ou dont la
lecture est dangereuse aux esprits
faibles. On y
trouve mentionnés les grands
classiques, Démocrite, Épicure,
Lucrèce, Corneille Agrippa
(1486-1535), intéressé par l’alchimie,
Guillaume Postel (1510-1581), qui a
signé plusieurs de ses livres écrits
en latin « Guillaume Postel
cosmopolite », Paracelse
(1493-1541), nommé ainsi que Cardan
(Jérôme Cardan, italien né en 1501,
mort en 1576) l’Athée
superstitieux, etc. Il
est question, page 314, du Livre
des Trois Imposteurs (Moïse,
Jésus, Mahomet) qui continue à faire
couler de l’encre (voir l’édition par
Raoul Vaneigem de L’Art de
ne croire en rien [suivi du]
Livre des trois imposteurs, Rivage
Poche, dépôt légal août 2002). Après
beaucoup d’inconnus pour nous, au XXIe
siècle, apparaissent, bien
connus de nos jours et
depuis longtemps, Montaigne,
Charron, Guy Patin. Plus
loin on rencontrera Érasme.
Après le dernier
auteur libre cité dans
cette partie, Saint-Evremont,
Panckoucke change de genre littéraire
et donne un liste de textes légers ou
franchement satiriques, dont les deux
premiers cités sont les livres de
Lucien de Samosate (né vers 120, mort
après 180) et Le Parnasse
satyrique (1622) un recueil de textes
libertins par des auteurs divers, mais
attribué en sa totalité à Théophile de
Viau (1590-1626), condamné par
contumace à être brûlé avec ses livres
en juillet 1623. Rappelons que
Théophile fut arrêté alors qu’il
cherchait à gagner l’Angleterre, qu’il
passa deux ans en prison et mourut des
souffrances endurées pendant son
emprisonnement.
Cette bibliographie
d’ouvrages ou manuscrits, les uns
sérieux, les autres burlesques, reste
passionnante à lire de nos jours dans la
mesure où elle incite à de multiples
recherches. Dans la table des matières,
l’auteur n’a pu s’empêcher de compléter
la liste déjà longue des livres relevant
du libertinage érudit : « Ajoûtez
à cette liste : l’Histoire
de l’Ame de la Métrie [Histoire
naturelle
de l'ame, traduite
de l'anglois de M. Charp, par feu M.
H** de l'Académie des sciences, etc.,
La Haye, 1745, où M. Charp cachait
Julien Offray de La Mettrie, né en
1709, mort en 1751].
Plus loin, page
339, Panckoucke donnait à lire un autre
texte, libre lui aussi mais d’un
autre genre de liberté
dans la mesure où il est écrit en
langage poissard du dix-huitième siècle,
une manière de parler argotique et
populaire :
« Bonjour
Mameselle Manon, eh !
com vous vla brave, je ne
vous reconnaisssions plus,
où allez vous donc comme
ça ? Qui, moi ?
Je m’en vas acheter des
Livres pour mon homme qui
fait une
Bibliotéque : y ma
dit de prendre […] les
Métaphors [Métamorphoses] d’Olive [Ovide] de la derniére opression
[impression] […]
J’sommes bien logé dà,
j’avons champignon
[pignon] sus [sur] ruë
[…] ».
Commentaire de
Panckoucke : « Le trait de la
Bibliothèque est imité des Contes
d’Eutrapel [Contes et Discours
d’Eutrapel, par Noël
du Fail publié
sous le pseudonyme feu Seigneur de La
Hérissaye, 1585] ou si l’on veut des
discours de Gareau [personnage du Pédant
joué] dans le Pédant
joué [comédie
par Cyrano de Bergerac, 1654] qui dit,
en parlant des Livres d’une
Bibliothèque ; où il y
avet des amas de Gaules [Amadis de
Gaule, roman de chevalerie],
des cadets de Tirelire [Les
Décadesde
Tite-Live] et des aînés de
Virgile [Enéidesde
Virgile]. »
Page 80, on lit cette
déclaration de Panckoucke, qui
s’appliquerait à la moitié — estimation
plus qu’approximative — du livre :
Il y a des
Mémoires précieux qui
méritent de passer à la
postérité, nous mettons le
suivant du nombre :
ceux qui ne penseront point
de même, en feront l’usage
indiqué dans le titre, nous
ne voulons de procès avec
personne.
Suivent
deux textes,
pour nous sans le moindre intérêt. En
revanche, on a lu avec plaisir les très
courts textes suivants, tous extraits
d’ensembles répartis au hasard
( ? ) dans sa compilation mais
signalés dans la table des matières dont
voici la liste :
« Deux
jeunes gens furent demander à M. de
Fontenelle, s’il étoit mieux de dire, donnez-nous
à boire, qu’apportez-nous
à boire ; notre
Académicien leur dit d’un ton caustique,
que l’une et l’autre manière étoit
impropre, et qu’il falloit dire, menez-nous
boire. »
(page 248)
Notre
note. L’expression Mener boire s’employait
uniquement pour les animaux.
De la
Liste des plus rares curiosités étendue sur
quatre pages in-12 à partir de la page
275, on retient :
« Une
pierre Philosophale qui devient invisible
quand on veut s’en servir. » (p. 275)
« Le
rat dont la Montagne accoucha. » (p.
276)
« Deux
flocons de laine d’un œuf qu’on a
tondu. » (p. 277)
« Un
pannier à qui l’on a dit adieu, à cause
que les vendanges sont faites, donné par
une vieille coquette à une jeune. »
(p. 277).
Notre
note. André-Joseph Panckoucke fut
l’auteur, en 1748, d’un Dictionnaire
des proverbes françois, et des façons de
parler comiques, burlesques et
familières, etc. avec
l’explication, et les étymologies les
plus avérées (Paris, Savoye). On trouve,
page 9, sous le titre Adi[eu] le
proverbe Adieu paniers
vendanges sont faites, suivi de la
définition suivante : « On le
dit d’une chose ou d’une personne, dont
on n’a plus besoin, et des espérances
quand elles sont détruites sans
ressources. » Dans L’Art
de désoppiler la rate, le panier
destiné à recueillir le raisin lors de
la vendange nommé en tant que symbole
dans le proverbe, est redevenu un objet
bien concret. Un peu plus loin (p. 278),
on trouve une autre curiosité, elle
aussi un mélange incongru d’abstrait et
de concret : « Un opiat
[préparation pharmaceutique de
consistance molle] composé de faim et de
soif détrempé dans une chopine de
sobriété pour guérir de la
fiévre. »
La table des matières de
L’Art de désoppiler la rate (p. 430) se
termine d’une manière tout à fait
burlesque car on a droit, après
la recommandation suivante :
Table des Matieres
principales contenuës dans cette
brochure, etc. Lisez,
enfaites [entendre
: et faites-en] l’usage indiqué dans
le titre. 421
à un quatrain
— un quatrain dans une table des matières !
— en caractère romain pour le
distinguer de la table des matières
proprement dite
imprimée en italique :
Ah !
fuyons d’un faux sçavant
La sombre mélancolie,
Et retirons-nous souvent
Dans les bras de la Folie.