ÉDITIONS PLEIN CHANT

AJOUTS

Mars 2019



   


TROIS LETTRES VENUES DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE


    

   
 A MADAME *.

 Le grand Parleur & le Sot Sçavant.

Avoüez que ce bel Esprit que vous m’aviez tant vanté, est incommode. On vous avoit bien trompée, Madame, de vous en avoir dit tant de merveilles. Personne n’a jamais eu un si étrange flux de bouche : quand on dit un mot en sa présence, il s’imagine qu’on entreprend sur ses droits, & qu’il n’y a au monde que lui qui doive parler. Il a tout vû, tout fait ; il sçait tout, & si nous l’en croyons, il lui est arrivé plus d’avantures, qu’aux Héros des Romans. Comme c’est un persécuteur d’oreilles, je ne m’étonne pas qu’il lui échappe tant de mensonges. Pendant le tems que nous avons été ensemble, il auroit été impossible de les compter. Sur tout en matiére de Livres, de quoi ne se vante-t-il point ; il a raison de dire qu’il les dévore ; c’est ce qui l'empéche de les digérer, & ce qui fait que son esprit en retire si peu de nourriture. Il cite à tous momens, & il a dans la tête une étrange confusion d’Histoires. Mais bon Dieu ! Madame, que sa science est éloignée de la maniére dont il faut sçavoir ! Et qu’il lui seroit plus avantageux d’être un honnête ignorant, qu’un sçavant si incommode. On a pitié de la peine qu’il se donne à faire de méchantes allusions, & à dire de basses équivoques. Il n’en laisse échapper aucune. Il est continuellement en sentinelle pour surprendre une pointe au passage ; & lorsqu’il en vient à bout, il rit de tout son cœur, & on le chagrine si l’on ne rit aussi fort que lui. Quand j’eusse eu envie de devenir savant ; voilà, justement l’homme qu’il me faloit pour m’en dégoûter, & me faire aimer mon ignorance. Sa conversation m’a aussi donné tant d’ennui, que rien depuis n’a été capable de soulager mon chagrin. C’est, Madame, dequoi vous assure,

Votre très-humble,
 & très-obéissant Serviteur.

   

   
A MADAME L **.

Satire d’un esprit grossier & mélancolique.

Monsieur N*. a de l’esprit infiniment. Son esprit, on l’avoüe, est subtil, mais, Madame, il s’évapore : & quand il auroit moins de ce qui éléve, & davantage de ce qui fixe, il n’en vaudroit que mieux. Toutefois, quelque éventé qu’il soit, il est beaucoup plus agréable que le mélancolique B***. La sotte retenuë de celui-ci est bien moins supportable, que l’emportement de celui-là. Le brillant est toûjours beau, lors mêmes qu’il n’est pas toûjours réglé. L’on peut avoir quelquefois de l’esprit par excès : & peut-être que d’en avoir trop, c’est être plus près de la folie, que de n’en avoir que peu. Pour moi, j’aime mieux les vices qui péchent par excès, que ceux qui péchent en defaut. La témérité est plus noble que la poltronnerie, & la prodigalité que l’avarice. Quand un homme n’est pas courageux, ni liberal de la bonne maniére, il vaut mieux qu’il soit téméraire & prodigue que poltron & avare. N’est-il pas vrai, Madame, que le Comte N* qui mange son bien avec honneur, passe pour plus honnête homme que le Président D** qui le conserve si vilainement ; & le Chevalier N* qui se bat quelquefois mal à propos, n’est il pas mieux venu parmi les gens de qualité, que C*** qui se laisse battre avec lâcheté. Il en est de même de l’Esprit. Il semble plus avantageux de l’avoir vif, quoi que mal conduit, que pesant, & bien réglé. Vous dites très agréablement qu’il vaudroit autant entreprendre de fixer le Mercure, que de vouloir arrêter la vivacité de celui dont nous parlons. Mais, pour cela, Madame, croyez-vous qu’il en soit moins estimable ? Ne sçavez-vous pas que le mouvement est naturel à notre esprit aussi bien que la légéreté : & que plus il possède ces deux qualitez, plus il est ce qu’il doit être. J’aime les emportemens & la vivacité de L* vous avez beau dire qu’il s’éléve si haut qu’on le perd de vûë. Les animaux qui se portent en l’air, valent plus que ceux qui rampent sur la terre. Parmi ceux ci l’on trouve souvent du venin ; & parmi les autres, il ne s’en rencontre presque jamais. Que si cet esprit semble un fleuve impétueux, c’est celui du N* & il ne se déborde point, sans engraisser les Terres de son voisinage. Ce galant homme en effet pousse dans ses débordemens, cent choses excellentes dont on peut faire du profit : mais il oblige à rire quand il s’abandonne au torrent de sa veine poëtique. Il n’y a point de sagesse qui vaille une si plaisante folie, & si vous y faites réflexion, vous serez sans doute de mon sentiment. C’est, Madame**

Votre très-humble

& très-obéïssant Serviteur.


   







   



Contre un liseur de Romans
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A Moi, Monsieur, parler Roman ; hé ! Dites-moi, je vous supplie, Polexandre & Alcidiane, sont-ce des Villes que Gassion aille assiéger ? En vérité, jusqu’ici j’avois crû être à Paris, demeurant au Marais du Temple, & je vous avois crû un Soldat volontaire dans nos Troupes de Flandres, quelquefois mis en faction par un Caporal, mais puisque vous m’assurez que je ne suis plus moi-même, ni vous celui-là, je suis obligé chrêtiennement de le croire ? Enfin, Monsieur, vous commandez des Armées, oh ! Rendons graces à la Fortune qui s’est réconciliée avec la Vertu, certes je ne m’étonne plus de ce que cherchant tous les Samedis votre nom dans les Gazettes, je ne pouvois l’y rencontrer. Vous êtes à la tête d’une Armée, dans un climat, dont Renaudot n’a point de connoissance. Mais en votre conscience, mon cher Monsieur, dites-moi, est ce agir en bon François d’abandonner ainsi votre Patrie, & d’affoiblir par l’éloignement de votre personne le parti de notre Souverain ? Vous feriez, ce me semble, beaucoup plus pour votre gloire, d’augmenter sur la Mer d’Italie notre Flote de la vôtre, que d’aspirer à la conquête d’un Païs qu’un Dieu n’a pas encore créé. Vous m’en demandez la route ; par ma foi, je ne la sçai point, & toutefois je pense que vous devez changer celle que vous avez prise, car ce n’est pas le plus court, pour arriver aux Canaries de passer par les petites Maisons. Je m’en vais donc pour la prospérité & le bon succès de votre voyage faire des vœux & porter une chandelle à Saint Mathurin, & le prier que je puisse vous voir sain quelque jour, afin que vous puissiez connoître sainement que tout ce que je vous mande dans cette Lettre n’aboutit qu’à vous témoigner combien je suis,

MONSIEUR,

Votre affectionné  

Serviteur. 

Notes
Ces trois lettres se lisent au premier tome  de Pierre Richelet, Les plus belles lettres françoises sur toutes sortes de sujets, tirées des meilleurs Auteurs, avec des Notes, Quatrième édition, La Haye, chez Guillaume de Voys, 1708, respectivement page 517, page 519 et page 515. Richelet, connu pour son dictionnaire, avait désiré faire une anthologie personnelle de lettres écrites par d’autres. Les deux premières furent extraites de Amitiez, Amours et Amourettes, par Mr. Le Pays (Amsterdam, chez Pierre de Coup, 1724) mais plus ou moins récrites par Richelet. La troisième, Contre un liseur de romans, est de Cyrano de Bergerac. Précisons que Mr Le Pays était René Le Pays, sieur Duplessis Villeneuve (1636-1690), né à Nantes ou à Fougères et apprécié de son vivant pour son esprit enjoué.
Cette lettre, on peut la lire dans l’édition par Paul Lacroix (le Bibliophile Jacob) des Œuvres comiques, galantes et littéraires de Cyrano de Bergerac (Paris, Adolphe Delahays, 1858), lettre XVII, rééditée aux éditions Galic (Paris, 1962), dans la Collection de « la Renaissance des lettres. » Elle demande quelques précisions. Polexandre, tout comme Alcidiane, est  un roman de Marin Le Roy de Gomberville (1600-1674) dont il parut plusieurs éditions. L’Exil de Polexandre. Première partie fut publié en 1629, suivra en 1632 une édition augmentée d’une deuxième partie, et la série se terminera en 1637 avec une édition en cinq volumes, ou cinq parties, illustrée par Abraham Bosse. Alcidiane parut pour la première fois en 1651, sous le titre La jeune Alcidiane.
Gassion est Jean de Gassion (1609-1647), homme de guerre dans l'âme, devenu maréchal en 1643 après avoir contribué à la victoire de Rocroi. Dans un autre genre, les « petites Maisons », fut le nom officiel d’un hôpital réservé à ceux que l'on appelait, à tort ou à raison, « les fous ».
On a isolé cette lettre, parce qu'à l'inverse des deux précédentes, qui relèvent de l'étude de mœurs et d'une critique moraliste devenue banale, elle donne une idée de la littérature que l'on sent réelle sans pouvoir la concevoir nettement car elle unit deux contraires, la réalité réaliste, si l'on peut dire, et la réalité imaginaire.







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