La Fée aux Miettes, tome IV des Œuvres
de Charles Nodier (Paris, Librairie d’Eugène Renduel),
parut pour la première fois en 1832 avec un
texte précédé d’une préface au titre provocant,
« Au lecteur qui lit les préfaces »
(19 pages). Cette même année 1832 les lecteurs
du temps avaient pu lire, paru vers la fin de
1831 mais daté de 1832, un recueil de poésies, Rhapsodies, par Petrus Borel,écrit à vingt-trois
ans. En 1833, les lecteurs disposeront de Champavert.
Contes immoraux, par Pétrus Borel le
Lycanthrope
(Paris, Eugène Renduel) — des contes
sanguinolents emplis de cadavres, à vrai dire
plus horribles et terrifiants qu’immoraux.
Oublions Champavert au bénéfice de Rhapsodies, choisi lui aussi
pour unesingulière
préface, datée par l’auteur de Novembre 1831,
ici rapprochée de celle de La Fée aux
Miettes, dans la mesure où
l’une et l’autre violaient les conventions
traditionnelles despréfaces d’auteur, mais de
manière différente.
Note : les extraits de l’un et l’autre
auteurs sont donnés d’après les éditions originales de
chacun d'eux.
Pétrus BOREL (extraits)
La Préface, page I,
ne comporte aucun titre et commence de
manière abrupte, on peut le voir
ci-dessous. En revanche, dans la table des
matières, elle en a deux : Préface, puis au-dessous,
Prologue.
Ceux
qui liront mon livre me
connaîtront : peut-être est-il
au-dessous de moi, mais il est bien
moi ; je ne l'ai point fait
pour le faire, je n'ai rien déguisé,
c'est un tout, un ensemble,
corollairement juxta-posé, de cris
de douleur et de joie jetés au
milieu d'une enfance rarement
dissipée, souvent détournée et
toujours misérable. Si parfois on le
trouve positif et commun, si
rarement il rase les cieux, il faut
s'en prendre à ma position, qui n'a
rien de célestin ; la réalité
me donne toujours le bras. Le besoin
est toujours là pour m'atterrer,
quand je veux prendre mon escousse.
[…]
Si
je suis resté obscur et ignoré, si
jamais personne n'a tympanisé pour
moi, si je n'ai jamais été appelé
aiglon où cygne; en revanche, je
n'ai jamais été le paillasse d’aucun ; je
n'ai jamais tambouriné pour amasser
la foule autour d'un maître, nul ne
peut me dire son apprenti.
[…]
Ceux
qui me jugeront par ce livre, et qui
désespéreront de moi, se
tromperont : ceux qui
m'ajourneront un haut talent, se
tromperont aussi. Je ne fais pas de
la modestie, car pour ceux qui
m'accuseront de métagraboliser, j'ai
ma conviction de poète, j'en rirai.
Je
n'ai plus rien à dire, sinon que
j'aurais bien pu faire pour
préliminaire un paranymphe, ou mon
éthopée, ou bien encore, sur l'art,
un long traité ex-professo,mais il
me répugne de vendre de la préface
[…]
Borel
ensuite, emporté par son sujet — le seul qui
l’intéresse, lui-même — ne peut s’empêcher
d’expliquer son œuvre, mêlant ce qu’il a voulu
faire et les jugements portés par autrui ou
plutôt qu’il imagine formulés par des lecteurs
hostiles, ainsi pages XII
et XIII :
Pour
ceux qui diront : c’est l’œuvre
d’un Saint-Simoniaque ! … pour
ceux qui diront c’est l’œuvre d’un
Républicain, d’un Basiléophage, il
faut le tuer !… Pour ceux-là,
ce seront des boutiquiers sans
chalandise ; les regratiers
sans chalands sont des
tigres !… des notaires qui
perdraient tout à une réforme ;
le notaire est Philippiste
[entendre : partisan de
Louis-Philippe, proclamé roi le 7
août 1830],comme
un passementier !… Ce seront de
bonnes gens, voyant la République
dans la guillotine et les assignats.
[…]
La
confession ou le manifeste, comme l’on voudra,
se termine avec une pirouette, une dernière
phrase ironique :
Heureusement que,
pour se consoler de tout cela, il nous
reste l’adultère !
le tabac de Maryland ! et du
papel español por cigaritos.
Ajoutons que la page de titre
avait, elle, donné deux épigraphes
significatives, sincères. La première,
extraite de la Satire V de Mathurin
Régnier :
Hautain,
audacieux, conseiller de soi-même,
Et d'un cœur obstiné se heurte à
ce qu'il aime.
La seconde reproduisait les trois
premiers vers d'une épigramme de
Malherbe, « Pour
mettre au-devant du livre du sieur
de Lortigues » (1617), en
quatre vers et déjà présente sur la
couverture, mais — romantisme oblige
— en caractères gothiques.
Et voici le quatrième vers, supprimé
pour donner plus de force encore au
troisième, dans la mesure où il est
devenu le dernier :
Ce
Livre se moque de vous ;
Mars, & les Muses le
défendent.
Charles NODIER (Extraits)
AU LECTEUR QUI LIT LES
PRÉFACES.
[…]
Je vais
vous dire maintenant pourquoi la Fée aux
Miettesest une sottise, afin de vous
épargner trois ennuis assez fâcheux ;
celui de me le dire vous-même après l'avoir
lue ; celui de chercher les raisons de
votre mauvaise humeur dans unjournal ;
et jusqu'à celui de feuilleter le livre au
lieu de le jeter au vieux papier, pour votre
honneur et pour le mien, à côté du Roi de
Bohême,
avant d'avoir attenté du tranchant de votre
couteau d'ébène à la pureté de ses marges
toujours vierges.
[…] pour
intéresser dans le conte fantastique, il faut
d’abord se faire croire, et [une] condition
indispensable pour se faire croire, c’est de
croire. Cette condition donnée, on peut aller
hardiment et dire tout ce que l’on veut.
[…]
Ce que
votre journal ne vous dira pas, c'est que
cette idée [entendre : croire lui-même à
la véracité de son livre, tout imaginaire
qu’il soit] m'aurait rebuté de mon livre, si
je n'y avois vu qu'un conte de fées ;
mais que, par une grâce d'état qui est propre
à nous autres auteurs, j'en avois peu à peu
élargi la conception dans ma pensée, en la
rapportant à de hautes idées de psychologie où
l'on pénètre sans trop de difficulté quand on
a bien voulu en ramasser la clef. C'est que
j'avois essayé d'y déployer, sans l'expliquer,
mais demanière
peut-être à intéresser un physiologiste et un
philosophe, le mystère de l'influence des
illusions du sommeil sur la vie solitaire, et
celui de quelques monomanies fort
extraordinaires pour nous, qui n'en sont pas
moins fort intelligibles, selon toute
apparence, dans le monde des esprits. Ce n'est
ni de l’académie des sciences, ni de la
société de médecine que je parle.
Ce que
votre journal vous dira, c'est que le style de
la Fée aux Miettesest
singulièrement commun, et je vous avouerai que
j'aurois bien voulu qu'il le fût davantage […]
Ce que
votre journal ne vous dira pas, c'est que j'ai
adopté cette manière dans la ferme intention
de prendre une avance de quelques mois sur
l'époque prochaine et infaillible où il n'y
aura plus rien de rare en littérature que le
commun, d'extraordinaire que le simple, et de
neuf que l'ancien.
Ce que
votre journal vous dira enfin, c'est que le
sujet de la Fée aux Miettes,rappelle par le
fond, autant qu'il s'en éloigne par la
forme, un badinage délicieux qu'il n'est pas
permis de paraphraser sous peine d'un
ridicule éternel, et que j'avais mille fois
moins en vue en écrivant que Riquet
à la Houppe et La
Belle au bois dormant ; mais si on
vouloit se prescrire, après quatre ou cinq
mille ans de littérature écrite, la bizarre
obligation de ne ressembler à rien, on
finirait par ne ressembler qu'au mauvais, et
c'est une extrémité dans laquelle on tombe
assez facilement sans cela, quand on est
réduit à écrire beaucoup par une sotte
passion ou par une fâcheuse nécessité.
[…]
Il
est hors de question de commenter
ici La Fée aux Miettes, supposée
lue, mais voici malgré tout, en
guise de conclusion, pour intriguer
celui qui n’aurait pas lu le livre
de Nodier, une image de cette fée
(avec la légende "Sais-tu maintenant
ce que c'est que le bonheur ?") due
au dessinateur H. Émy, pour un
fascicule consacré à Nodier, Contes
choisis de Charles Nodier (Les Chefs-d’œuvre de la
Littérature et de l’Illustration,
Marescq et Cie, éditeurs,
Paris, 1856). Rassurons les
inquiets, le narrateur aime la fée
aux Miettes, mais non pas sous
l'apparence de la naine aux longues
dents et disgraciée que l'on voit
ici, mais celle de Belkiss, alias la
reine de Saba, une femme belle,
jeune et séduisante, qu'il connaît
par l'entremise d'un médaillon à lui
donné par la fée aux Miettes.