Éditions PLEIN CHANT
Apostilles



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Deux comptes rendus
ou
Monsieur Prudhomme et les Arts incohérents
 



Plein Chant a donné un fac-similé du catalogue illustré de l'Exposition des Arts incohérents de 1886, une manifestation créée en 1882, par Jules Lévy. Celui-ci avait proposé une exposition de peinture, sculpture et dessins chez lui, 4, rue Antoine-Dubois, l'après-midi du dimanche 1er octobre 1882. Les invitations en donnaient le thème :
ARTS INCOHÉRENTS.
Le public, amis et amis d'amis, des curieux aussi, arriva en foule et Jean Eudel rendit compte de ce qui était devenu un événement.

Ci-contre, en 1886 : Le Héron et le Vipériau par Hermann (R. Mann) Gaillon, qui définissait son
œuvre : Fable tirée de Lafontaine Wallace, à ce qu’il nous a écrit, mais j’hésite à le croire.



Paris, 5 octobre

M. Jules Lévy est un jeune. — Son nom a souvent retenti dans le quartier latin. Diseur, acteur, conférencier, secrétaire de l'Obole, auteur dramatique à ses heures, mais plus souvent courtier en librairie aux heures des autres, il a toutes les audaces, et, il faut bien en convenir, cela lui réussit.

Mû par une conviction sincère, stimulé par le besoin de faire de l'opposition ou talonné par un vif désir d'originalité, voulant travailler pour les autres ou pour lui, ne cherchons pas les motifs, ne creusons rien, peu importe ; il vient d'esbrouffer tout Paris.

Nous avions les classiques, — disparus depuis longtemps ! les romantiques, —  presque ignorés aujourd'hui ! les naturalistes, — bien vieillis ! les impressionnistes, — usés, archi-usés ! les indépendants, — des ratés ! les refusés, — des têtes à perruque. Vieille rengaine que tout cela. Il faut maintenant une antithèse violente. Place à la nouvelle école extensionniste, collectiviste, excursionniste ! Arrière le poncif ! Foin de la ligne ! A bas le dessin ! Mort à la forme et à la couleur ! Il ne doit plus y avoir que l'idée ! Salut à la muse du burlesque ! Chapeau bas devant la nouvelle formule ! — Vive à tout jamais l’incohérence !

M. Jules Lévy s'est dit un beau matin tout cela, à son réveil, en sortant d'un affreux cauchemar, et il a conclu par cette pensée qui ne manque pas de profondeur :
Il faut mettre un faux nez à l'idéal. — L'art sera incohérent, ou il ne sera pas.

Et sans plus tarder, il fonda tout de suite, à lui tout seul, dans son imagination, une société dont le besoin ne se faisait nullement sentir,

LA SOCIÉTÉ DES ARTS INCOHÉRENTS

 Puis, pour faire passer son projet dans le domaine des faits accomplis, il alla trouver ses amis, une réunion d'artistes incompris et incompréhensibles, collaborateurs de ce petit journal, un Tintamarre nouveau, récemment éclos sur les hauteurs de Montmartre et rédigé entre deux bocks dans le cabaret du Chat-Noir, tenu par R. Salis, un Ramponneau moderne, peintre,  impresario, littérateur et fumiste.

Heureuse jeunesse ! elle est la verve, l’entrain et la folie ! elle a toujours la gaieté sur les lèvres ! l’esprit vif et de belle humeur ! elle est toujours prête à saisir le côté comique et ridicule des choses. C'est l’âge d'or où l’insouciance écarte les rides du front !

Lévy expliqua son idée. Elle eut un succès énorme ; on l’accepta tout de suite avec un vif enthousiasme. Il fut acclamé comme le roi des ribauds dans le clan des Hydropathes. Séance tenante, une exposition originale fut décidée. Chacun promit de l’égayer de son esprit, de son ébauchoir ou de son crayon par mille fantaisies baroques, facétieuses, extravagantes, pour épater les odieux philistins. La nouvelle école, débarrassée des vieux préjugés, ne devait rien respecter. Tous se mirent immédiatement à l’œuvre.
Et voilà comment l'incohérence a fait son entrée dans le monde, élevant l'originalité à la hauteur de l’art.

Le moment venu, l’auteur de cette étrange invention, lança deux mille invitations (…)

Le bruit se fit autour de cette idée abracadabrante, de cette exposition privée… de bon sens, comme on s'est plu à le reconnaître, mais largement pourvue d'esprit gaulois.

Le jour de l'ouverture, tout le Paris sceptique et gouailleur, en quête d'excentricité, accourut, impatient d'examiner ces images cocasses aux légendes bouffonnes, dont il avait bien, de ci, de là, transpiré déjà quelque chose.

Une queue formidable se déroulait dans l’escalier ; un monde fou se pressait, s'écrasait, s'étouffait dans ce Salon d'un nouveau genre. Il fallait entendre les rires éclatants comme des fanfares, dominant le tumulte des visiteurs, devant cette fumisterie d'atelier de tous ces échappés de Charenton.

(…)

À 1'entrée de sa chambre d'étudiant, le grand prêtre du dogme nouveau, M. Jules Lévy, en sifflet d'ébène, se tenait au milieu d'une cohue turbulente, et faisait lui-me, avec un sérieux imperturbable, les honneurs du petit musée organisé par ses soins, l'incohérence corporisée.

Il distribuait à tous le catalogue imprimé sous la direction du Chat-Noir une œuvre de haute fantaisie : le marquis de Bièvre, multiplié par Citrouillard, n’aurait pas produit un total plus drolatique.

En banderole, au-dessus de la porte, le distique de Rabelais qu'on peut lire tous les soirs dans un cartouche au sommet du rideau du théâtre du PalaisRoyal :

Mieux est de ris que de larmes escrire,
Pour ce que rire est le propre de l’homme,

disait au visiteur le but poursuivi.

Les choses invraisemblables et renversantes qui avaient été envoyées ne se racontent guère : amusements d'artistes, farces de rapins et fantaisies bouffonnes de cervelles fêlées, de littérateurs en délire ou de disciples de l'art joyeux !

Tous l’avaient faite à la blague, comme on dit en argot d'atelier. Je ne crois pas que l’art de l’abracadabrant ait été jamais poussé plus loin. Ce n'était certainement pas du Cham ou du Daumier ; mais c'était du Gribouille de la bonne époque.

Figurez-vous des cadres sans toile, des marines sans eaux, des paysages sans arbres, des couchers de lune sans lune ; des portraits officiels dont on n’avait peint que les pieds, un manchot indiqué comme maître de boxe, la date du 14 juillet rendue par des taches multicolores sur un fond complètement noir, le tout plus fort que l’excentricité, plus drôle que le grotesque, plus impossible que l’invraisemblable, plus fou que l’extravagance des tableaux du Manège de l’Hippodrome.



Paul EUDEL
   L'Hôtel Drouot et la curiosité en 1882   

G. Charpentier, 1883

Chapitre XXXVI



L'année suivante, en 1883, l'exposition, devenue publique, attira autant de monde sinon plus dans les salons de la galerie Vivienne. Jules Claretie, homme tiède et pondéré, fait, bien obligé, son travail de chroniqueur, mais n'en pense pas moins…


Jules CLARETIE
   La Vie à Paris. 1883   

Victor-Havard

pp. 401-403.


Incohérent veut dire ampoulé, incompréhensible, qui ne se tient pas. Littré cite, comme bel exemple d'incohérence, la définition de l'éloquence de Mirabeau par un orateur d'ailleurs fameux lui-même :
– C’est un torrent qui s’allume !

Mais incohérent fait bien avec une affiche. Les Arts incohérents ! Hélas ! ce ne sont pas seulement les arts qui ont leur incohérence aujourd’hui, ce sont les mœurs, les lettres ; c’est la politique, c’est l’esprit public. (…)

Il était certain, du reste, que toutes ces expositions multipliées amèneraient une parodie. Les grands succès engendrent la charge qui les gouaille. Nous avons donc, choisis par les maîtres incohérents, ces super-impressionnistes, ces intransigeants de la drôlerie, un certain nombre d’inventions comiques : M. Dumas fils, costumé en sage-femme et tirant d’un chou, d’un vrai chou, un bébé en carton, et pour titre à cette œuvre : la Recherche de la paternité ; (…) une glaneuse toute bleue, surprise dans un champ, un garde champêtre tout rouge et pour sujet : Une peur bleue et une colère rouge. (…)

Ce qui ne me plaît qu’à demi, c’est le tapage fait autour de ces incohérences. Dans un atelier de peintre, un jour de fête, ce serait charmant. Mais, si ce qu’on dit est vrai, si M. Gérôme a poussé les hauts cris devant ces drôleries, je ne saurais l’en blâmer, et il est bien permis à ceux qui font de l’art une religion de ne pas rire en voyant mener la Muse à la guinguette. Assez de gens sont disposés à ricaner devant les choses d’art et à les mépriser. On ne badine pas avec la parodie pas plus qu’avec l’amour, la parodie étant toujours un peu l’amour de la blague et la revanche de la niaiserie – ou même de l’esprit, si l’on veut, – contre le succès.


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