20 septembre 2014

  
  

Éditions PLEIN CHANT
Apostilles
Nerval, Heine et Jarry face à l'évêque de mer
Évêque de mer 
C. Gesner,… Historiæ animalium 
Francfort 1554, livre IV, p. 439. 


 

         

D’un côté Nerval qui, dans Le Diable rouge. Almanach cabalistique pour 1850 (par Nerval et H. Delaage, réédité par Plein Chant en 2013), consacre (p. 62-63) un paragraphe aux évêques de mer, ayant puisé une part de ses informations dans De l'Allemagne, par Henri Heine ; de l’autre, Alfred Jarry, qui place au numéro 5 de L’Ymagier (confectionné avec Remy de Gourmont), paru en octobre 1895, l’image d'un évêque marin, assorti d'un commentaire.








L'évêque de mer chez Nerval.
Bois emprunté à
L’Histoire des animaux,

à l’usage des jeunes gens… (anonyme)
Hambourg, 1799, p. 143.
L'évêque marin chez Jarry.
Bois emprunté à U. Aldrovandi
Monstrorum Historia
Bologne, 1642,
p. 358.

Nerval :
« On ne songe guère à nier l’existence des sirènes quand on a vu au musée de La Haye les trois individus de cette espèce qui y sont conservés. Peut-être aurait-on plus de raisons de douter de l’existence des évêques de mer dont parle Henri Heine dans son livre sur l’Allemagne. L’un d’eux fut, dit-on, pêché au seizième siècle dans la mer du Nord et présenté au pape, avec lequel il eut un long entretien. Le chagrin qu’il éprouvait d’être séparé de ses ouailles fut cause que le pape donna ordre ensuite de le replonger à l’endroit où on l’avait pris ».
Jarry :
« Un tel être fut capturé sur les côtes de Sologne, l’an 1531 ; offert au roi, il manifesta de l’impatience et on le rendit à la mer. Sa taille est celle d’un homme ; il semblait coiffé d’une mitre et vêtu d’un manteau épiscopal. Cela ne paraîtra point absurde à ceux qui croiront, comme Aldrovand que la nature est pleine de miracles et d’artifices. Jadis, ajoute-t-il, les Tritons, les Sirènes, les Néréides passaient pour fabuleux et cependant de nos jours on en a vu parfois véritablement ».
Les deux images présentent des différences, minimes certes mais réelles, et l'un et l'autre auteurs ont puisé leurs informations à des sources différentes — Nerval, probablement dans le volume six des Œuvres de Henri Heine, De l’Allemagne 2 (Paris, Eugène Renduel, 1835), Jarry dans Aldrovand (écrit-il), c'est-à-dire Ulisse Aldrovandi (1522-1605), naturaliste et professeur à Bologne, auteur avec son élève Bartolomeo Ambrosini (Bartolomæus Ambrosinus) d'une Monstrorum Historia, cum paralipomenis historiae omnium animalium (Histoire des monstres, avec, en supplément, l'histoire de tous les animaux), parue à Bologne, en 1642. L'évêque marin de L'Ymagier vient de ce livre, page 358, présenté comme un monstre marin portant, en partie, l'uniforme d'un évêque. En revanche, le commentaire de Jarry viendrait d'un autre livre, La première partie de l'Histoire entière des poissons, composée premièrement en Latin par maistre Guillaume Rondelet Docteur regent en Medecine en l’université de Mompelier. Maintenant traduite en François…, Lion (Lyon), 1558. Le passage de Guillaume Rondelet :
« J’ai vu un pourtrait d'un autre monstre marin [un poisson en habit de moine], à Rome où il avoit esté envoié avec letres par lesquelles on asseuroit pour certain que l'an 1531 on avoit veu ce monstre en habit d'Evesque comme il est ci pourtrait, pris en Pologne, et porté au Roi dudit pais, faisant certains signes pour monstrer qu'il avoit grand desir de retourner en la mer, où estant mené se jetta incontinent dedans (Histoire entière des poissons, p. 363). »
On aurait donc, dans L'Ymagier, une image prise dans Monstrorum Historia d'Aldrovandi et un texte pris dans l'Histoire entière des  poissons de Guillaume Rondelet – elle aussi illustrée, mais avec un bois quelque peu différent.







U. Aldrovandi
Monstrorum Historia, page 358.
A. Jarry, L'Ymagier n° 5.

G. Rondelet
Histoire entière des poissons,
page 362.

Rondelet signale que la trouvaille se fit en Pologne, mais dans L'Ymagier la Pologne est devenue les côtes de Sologne, ce qui n'a aucun sens puisque la Sologne est une province française, sans ouverture sur la mer. Une coquille ? Sans aucun doute et d'autant plus vraisemblable qu'il y en a une seconde, le -i d'Aldrovandi (ou le -us d'Aldrovandus) ayant sauté. Cela dit, on imagine que lisant « Pologne », puis « le roi » (de Pologne), dans un texte lu parmi d'autres, Jarry aura pris feu en pensant à son roi de Pologne, le Père Ubu, et commencé à faire de l'évêque marin une réalité imaginaire féconde. Dans Gestes et Opinions du docteur Faustroll, achevé en 1899, postérieur donc à L'Ymagier, l'évêque marin apparaît, intégré au groupe des personnages littéraires d'un Jarry qui a fait travailler son imagination et continué à se renseigner dans les chroniques ou compilations anciennes (la Grande Chronique de Flandre, les Annales ecclésiastiques par Henri Sponde) sur l'évêque marin. Jarry donc :
« je fus assez peu surpris de la surrection, au seuil d’un des plus ras et bas bouges, d’un homme marin distrait du treizième livre, celui des Monstres, d’Aldrovandus ; ayant la figure d’un évêque, et de ceux qu’on pêchait, aux temps dits par le livre, sur les côtes de Pologne.
Sa mitre était d’écailles et sa crosse comme le corymbe d’un tentacule recourbé ; sa chasuble, que je touchai, tout incrustée de pierres des abîmes [agates], se levait aisément devant et derrière mais par la pudique adhérence du derme, assez peu par-delà le surgenou. »
(Gestes et Opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, roman néo-scientifique,  chapitre XXV, « De la marée terrestre et de l’évêque marin mensonger », dans Jarry, O.C., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 697).
On soupçonne Jarry d'avoir lu avec attention un passage de l'Hydrographie, contenant la theorie et la practique de toutes les parties de la navigation, par le jésuite Georges Fournier, Paris, 1643, car on y trouve les côtes de Pologne et surtout la chasuble qui se levait par devant et par derrière. Voici ce passage, extrait de l'Hydrographie (livre XIX, chapitre XL, p. 820), intitulé Histoire prodigieuse d’un homme de Mer habillé en Evesque, que l'on donne le plus long possible, pour le charme de  l'anecdote :
« Dans la Mer Baltique vers les costes de Pologne & de Prusse, on prit environ l’an 1433, un homme marin qui avoit entièrement la figure d’un Evesque, ayant la mitre en teste, la crosse en main, avec tous les autres ornements dont un Evesque a coustume d’estre revestu lors qu’il célèbre la saincte Messe, sa chasuble mesme se levoit facilement pardevant & par derriere jusques au genouil […] Le Roy voulant le faire enfermer dans une tour, il tesmoigna que cela ne luy agreoit, & les Evesques ayant prié le Roy qu’on le laissast retourner en Mer, il les en remercia par gestes. Il y fust reconduit par deux Evesques, luy marchant au milieu d’eux, & s’appuyans de ses mains sur leurs espaules. Estant entré en Mer jusques au nombril apres avoir salué les Evesques & toute la multitude du monde qui y estoit accouruë, & donné sa benediction par un signe de croix qu’il forma, se plongea en Mer, & ne parut du depuis. Cette Histoire est couchée dans la grande Chronique de Flandre, & inserée par Monsieur l’Evesque de Sponde dans ses Annales Ecclésiastiques. »
L'évêque marin, Mensonger de son nom, réapparaîtra dans la suite de Gestes et Opinions… – c'est qu'il est devenu dans l'univers jarryesque un personnage épisodique certes, mais actif ; il  survit à Faustrol, « nageant sur le naufrage du bateau mécanique, des quintessences des œuvres de la charogne de Panmuphle et du corps de Faustroll » (chapitre XXXVI ; Pléiade, p. 722).

Et Nerval ? À l'inverse de ce que l'on aurait pu penser, à l'inverse également de Jarry, l'évêque marin, tout légendaire qu'il était, le laisse indifférent, tandis que les sirènes, ah ! les sirènes… Il  semble s'être laissé influencer par Henri Heine, qui
retraçait (De l'Allemagne, ouvr. cité, p. 161) le chemin qui l'avait conduit à l'évêque marin :
« Mon meilleur guide [pour m’instruire des légendes anciennes] est le bon vieux Johannes Prætorius, dont l’Antropodemus plutonicus, ou nouvelle Description universelle de toutes sortes d’hommes merveilleux, parut, en 1666, à Magdebourg, où se trouve la description d’un évêque marin. »
Laissant le titre en latin – tout en supprimant une lettre, car il faudrait avoir Anthropodemus, à traduire (peut-être) par L'Humanité du point de vue de Pluton, Heine, par égard pour ses lecteurs français, a traduit en français le sous-titre, devenu « ou nouvelle Description universelle de toutes sortes d’hommes merveilleux », qui était en allemand : das ist eine neue Welt-Beschreibung von allerley wunderbahren Menschen. Johannes Prætorius – un nom de plume –, né en 1630, mort en 1680, professeur de philosophie à l'université de Leipzig et auteur d'épigrammes et de poèmes, était en effet allemand. L'intérêt de Heine pour ce livre était celui des bibliophiles qui écumaient les boîtes des bouquinistes sur les quais de Paris, à la recherche de livres anciens, de préférence bizarres.


Heine :
« Le contenu du livre est un ramas de sottises, de superstitions empilées et de citations savantes. Le livre fait le même effet qu’une boutique de curiosités sur le quai Malaquais ou sur le quai Voltaire. Reliques de toutes les religions disparues, ustensiles de pays fabuleux […] dans ce livre se sont conservées des traditions fort importantes pour la connaissance de la religion des anciens Germains » (p. 162).

Henri Heine, s'il était intéressé par les anciennes religions de son pays natal, n’avait que faire des croyances catholiques françaises et les ecclésiastiques suscitaient ses moqueries :
« Vous ne savez pas tous, vous autres, qu’il existe des évêques de mer. Je crois que la Gazette de France elle-même ne le sait pas. Et cependant ce serait un grand point pour beaucoup de gens de savoir que le christianisme a, dans l’Océan, des adhérents, et certainement en très grand nombre. Peut-être la majorité des créatures sous-marines sont-elles chrétiennes, au moins aussi bonnes chrétiennes que la majorité des Français. J’avais bien quelque envie de le taire pour ne pas faire cette joie au parti ultramontain. Mais, puisque je parle ici des hommes aquatiques, la conscience allemande exige que je parle aussi des évêques de mer.
Prætorius dit textuellement ce qui suit :

"On lit dans les chroniques hollandaises que Cornelius d’Amsterdam avait écrit à un médecin, nommé Gelbert, à Rome, qu’on avait pris, en 1531, dans la mer du Nord, tout près d’Elbach, un homme océanique, qui avait tout l’air d’un évêque de l’église romaine, et qu’on l’avait envoyé au roi de Pologne. Mais, comme il n’avait voulu absolument rien manger de ce qu’on lui avait offert, il était mort le troisième jour. Il n’avait pas parlé, mais poussé seulement de gros soupirs".
Une page plus loin, Prætorius donne un autre exemple.
"En l’an 1433, on trouva, dans la Baltique, vers les côtes de Pologne, un homme océanique tout-à-fait semblable à un évêque. Il avait sur la tête une mitre épiscopale, une crosse à la main, et portait un vêtement sacerdotal. Il se laissa toucher particulièrement par les évêques du pays, et leur fit honneur, mais sans parler. Le roi voulut le faire garder dans une tour, mais il s’y opposa par gestes, et les évêques prièrent qu’on le laissât rentrer dans son élément, ce qu’on fit. Et il fut accompagné par deux évêques, et il se montra de bonne humeur. Aussitôt qu’il entra dans l’eau, il fit le signe de la croix, et plongea. Depuis ce temps, on ne l’a plus
revu." » (pp. 162-164).
L'évêque marin permettait à Jarry de forger un personnage imaginaire, cousin éloigné du Père Ubu et côtoyant Faustroll ; Henri Heine se sert de l'évêque marin pour tourner en dérision le catholicisme : je ne voudrais pas, écrit-il, que l'on s'imaginât « que j’avais inventé les évêques de mer. Je me garderai bien d’inventer un plus grand nombre de prêtres. J’ai déjà bien assez de ceux que nous voyons. […] Oui, je conseille même à ces messieurs de réjouir de leur présence la chrétienté sous-marine. L’incrédulité n’est pas encore tombée dans les profondeurs de l’Océan ; on n’y a pas encore imprimé de Voltaire à cinq sous ; les évêques de mer y nagent encore paisiblement au milieu de leurs troupeaux de fidèles » (p. 164 et p. 165). Nerval surprend quelque peu par sa presque indifférence devant un personnage légendaire, mais Le Diable rouge, simple almanach, n'avait pas, pour lui, la nature d'une œuvre littéraire à part entière.
                                
  

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