Éditions PLEIN CHANT
Apostilles
 

28 juin 2011



D'Émile Duclos à Chodruc-Duclos







   Les habitués du Palais-Royal,  sous la Seconde Restauration, connaissaient tous Chodruc-Duclos, ce clochard (comme on ne disait pas encore; le mot date de 1895) qui arpentait les allées du jardin en solitaire, vêtu de vêtements en loques, portant un chapeau de castor cabossé, chaussé de semelles attachées par des cordons quelle que fût la température. On venait de province pour le voir… Cet homme transformé en attraction ne pouvait pas ne pas inspirer les chroniqueurs. En 1829 parut L’Homme à la longue barbe. Précis sur la vie et les aventures de Chodruc Duclos, suivi de ses lettres ; orné du portrait de ce personnage mystérieux et d’un fac-similé de son écriture (Paris, Au Palais-Royal, chez les marchands de nouveautés; 78 p.), par MM. E. et A. (Édouard d’Eliçagaray et Auguste Amic), une brochure élogieuse, d’inspiration royaliste. Suivit un petit format (14,5 x 9) de 126 pages, par Jean-Baptiste Ambs-Dalès (1802-1857): Histoire véritable et complète de Chodruc-Duclos, surnommé l’homme aux haillons et à la longue barbe, du Palais-Royal. Contenant sa vie, ses aventures, ses amours… suivie d’une complainte sur ce Diogène moderne (Paris, chez les libraires du Palais-Royal, et les marchands de nouveautés, 1830), dont l’auteur, un goguettier, faisait suivre sa mini-biographie de la complainte annoncée dans le titre, composée par lui-même sous le pseudonyme de Luc-Marie-Roch Jovial, huissier-chansonnier; il mettait en chanson une audience où Chodruc-Duclos comparut devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de Paris, le 30 décembre 1828, et fut condamné à quinze jours de prison pour outrage public à la pudeur car, ses haillons se dégradant au fil du temps, les promeneurs du Palais-Royal pouvaient entrapercevoir ce que la loi ordonnait de voiler en public.
    Chodruc-Duclos mourut en 1842; peu après sa mort parurent deux volumes de Mémoires de Chodruc-Duclos recueillis et publiés par J[acques] Arago et Édouard Gouin (Paris, Dolin, Libraire-commissionnaire, 1843),  en réalité des mémoires apocryphes, où les auteurs parlaient au nom de Duclos. «Toute une vaste époque finissait quand je commençai la mienne», ainsi débute le deuxième chapitre, intitulé « Chez moi ». Ces mémoires très romancés, se révèlent, en dernière analyse, plus intéressants par le style de l’auteur principal, l’explorateur Jacques Arago (l’un des frères de l’astronome François A. et d’Étienne A., fondateur avec Maurice Alhoy du premier Figaro et en 1829, directeur du théâtre du Vaudeville) que par ce que l’on apprendrait sur Duclos. Ce livre, par sa structure non linéaire, dont on ne sait si elle est l’effet d’un savant désordre ou d’une accumulation au hasard d’historiettes variées et de considérations générales mises au compte de Duclos et par son style boursouflé et emphatique, non dénué d’un certain souffle, mériterait une étude particulière sur Jacques Arago. Cet auteur, en effet tirait dans toutes les directions, sans jamais parvenir à émerger : pourquoi ? Auteur prolixe en des genres divers, il paraît être allé d’un contraire à l’autre, écrivant  (avec un collaborateur, il est vrai) les deux tomes de Mémoires apocryphes et, à l’opposé, un Voyage autour du monde sans la lettre A, une brochure de 33 pages tirée à petit nombre, en effet rédigée sans qu’y paraisse la moindre panse d’a. Jacques Arago avait vécu à Bordeaux de 1823 à 1828, il a pu recueillir les souvenirs de ceux qui se souvenaient - et ils devaient être nombreux - d’Émile Duclos; sans aucun doute, il les a enjolivés, et sans aucun doute il les a augmentés d’inventions de son cru, par exemple celle d’une femme déguisée en corsaire rencontrée par Duclos sur un bateau, tous deux amoureux l’un de l’autre, cela va de soi; de même, on ne sait s’il faut prendre pour argent comptant une rencontre entre Chodruc-Duclos et Hégésippe Moreau (t. II, ch. XXIII); reste que le livre se lit avec plaisir.
   Ajoutons à cette bibliographie des écrits annexes : Anaïs Ségalas écrivit un poème en quatre pages, «Les deux Chodruc-Duclos», recueilli dans Les Oiseaux de passage (Paris, Moutardier, 1837, p. 185 et suiv.) et  cité à la fin du deuxième tome des Mémoires de Chodruc-Duclos. Nodier avait rencontré (aurait rencontré…) notre héros en prison et le mentionne dans les Souvenirs de la Révolution et de l’Empire; Alexandre Dumas lui consacre un chapitre de Mes Mémoires; Charles Yriarte donna une synthèse de ce qui fut écrit sur le personnage dans Paris grotesque. Les célébrités de la rue. Paris (1815-1863), nouvelle édition (la première parue en 1864) augmentée de sept types nouveaux (Paris, Dentu, 1868). On cite pour mémoire un mélodrame représenté à la Gaîté, le 29 juin 1850, dû à Alphonse Royer, Gustave Vaez et Michel Delaporte: Chodruc-Duclos ou l’homme à la longue-barbe, dans lequel Chodruc-Duclos est présenté en ultra royaliste, ce qu’il était, et en père d’une fille naturelle qu’il n’a, sans doute, jamais eue.






   Émile Duclos, donc, était né à Bordeaux (ce que disaient les chroniques jusqu’en 1830; en réalité à Sainte-Foy, près de Bordeaux, selon les Mémoires d’Alexandre Dumas), en 1774 ou 1775, et non en 1780 comme le disaient les premiers biographes. Fils d’un notaire tôt séparé de sa femme, il fut laissé à son père qui le confia à son propre frère, curé de village près de La Réole, où se trouvait la propriété familiale des Duclos. À la mort de son père, Émile Duclos retourna chez sa mère, à Bordeaux: elle en fit un royaliste exalté - mais Duclos paraît avoir eu des dispositions innées à des enthousiasmes tapageurs, tant et si bien qu’en août 1793 il partit se battre à Lyon. Une partie de la population, les partisans de l’Ancien Régime, s’étant révoltée contre la Convention, la ville fut assiégée par une armée républicaine arrivée à la rescousse. Duclos se rangea sous les ordres du général Perrin de Précy; fait prisonnier par les républicains, il fut sauvé grâce à une femme amoureuse ayant convaincu son garde de favoriser sa fuite. Revenu à Bordeaux, surnommé le Superbe « non pas que je fusse absolument comme Tarquin [le roi et tyran de Rome, Tarquin le Superbe, mort en 495 avant J.-C.], mais parce que je marchais assez dignement sur ses traces» (Mémoires de Chodruc-Duclos, t. I, p. 118), il mène une existence semée de duels et de divertissements en groupe. Une image assez différente de celle qu’en donnera Nodier, pour qui Duclos «se faisoit remarquer», à la prison de  Sainte-Pélagie, «par la majesté de sa tournure, par la politesse de son esprit, par la libéralité magnifique de ses dépenses, par la dignité affable de ses manières» (C. Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l’Empire, nouvelle édition, Charpentier, 1857, t. II, p. 35). Les femmes tiennent une grande place dans sa vie, il noue une liaison avec la directrice du Grand-Théâtre de la ville, Mme Latapie, épouse de l’un de ses amis, puis avec Pauline de Besny (elle est nommée dans les Mémoires de Chodruc-Duclos), une amie de Mme Latapie,  entretenu par l’une puis par l’autre.



   On passe aventures sentimentales et mésaventures ayant conduit Duclos en prison, pour arriver à la guerre de Vendée. Sous le Consulat, Duclos persiste dans sa foi royaliste, ouvertement opposé à Napoléon. Surveillé par la police, il préfère s’éloigner et part pour Paris, où Fouché, le ministre de la police, le fait emprisonner à l’Abbaye mais essaie de l’amadouer (ou de le neutraliser!) en lui proposant de partir pour les Antilles, où il serait une créature  de Napoléon. Duclos fait mine d’accepter, mais le billet pour le bateau en poche, il prend un chemin opposé et part pour la Vendée où il se range aux côtés des Vendéens, des Blancs luttant contre les Bleus, c’est-à-dire les républicains venus de Paris pour débourboniser la Vendée. La guerre de Vendée terminée, Duclos regagne Bordeaux, muni d’un passeport délivré aux combattants qui, en contrepartie, devaient se présenter tous les dix jours aux autorités. Duclos négligea rapidement d’observer la règle, si bien qu’il retourna en prison, mais à Paris, où il fut conduit sur l’ordre de Fouché. Incarcéré quelques jours à Sainte-Pélagie, il est transféré à Vincennes, une prison bien plus rigoureuse, où Fouché serait venu le voir en personne, pour le convaincre, sans succès, de consentir à appartenir à la police secrète de Napoléon; puis Fouché le fait transférer de Vincennes à Bicêtre, d’où il sortit lors de la première arrivée des Alliés à Paris, en 1814 - accompagnés de Louis XVIII!



   En Vendée, Duclos avait tué en duel le lieutenant de La Roche Jacquelein, une grande famille vendéenne, qui l’avait traité de roturier: il dut s’exiler quelque temps en Italie. Lorsque Louis XVIII revint en France, après les Cent Jours, il refusa de récompenser l’attachement de Duclos car à la famille Laroche Jacquelein qui demandait vengeance, il avait assuré: «Duclos m’a fait trop de bien pour que je lui fasse du mal, mais je promets de ne jamais lui faire du bien». Duclos vit toutes les portes se fermer devant lui; il repart pour Bordeaux, revient à Paris, où il loge dans un hôtel de passe près du Palais-Royal. Il finira sa vie à Paris. Au temps de sa jeunesse à  Bordeaux, il avait très bien connu Peyronnet (Pierre-Denis, fait comte par Louis XVIII), royaliste comme lui et appartenant comme lui à la jeunesse dorée de Bordeaux,  puis garde des sceaux  en 1821 et ministre de l’Intérieur jusqu’au jour fatal où il signa les Ordonnances qui provoquèrent la révolution de juillet 1830. Or, Peyronnet refusa de protéger son ancien ami, l’aidant mollement puis refusant de le voir. C’est alors qu’Émile Duclos se transforma en Chodruc-Duclos. Pour se venger de Peyronnet, Duclos se fit le clochard que l’on a dit, sorte de statue du commandeur qui voulait montrer à tous l’ingratitude du clan royaliste de Paris. Se cantonnant au Palais-Royal, il en arpentait les galeries et les allées du début de l’après-midi à onze heures du soir, ne parlant à personne, sauf à ses amis et uniquement pour leur emprunter de l’argent; il refusait les aumônes que certains lui proposaient, pour ne pas être accusé de mendicité, un comportement puni par la loi. De 1818 à juillet 1830, il fut connu sous les sobriquets de «l’homme aux haillons», «le Diogène moderne», «l’homme à la longue barbe»; il avait fait vœu de ne plus se raser, mais on pense que le surnom lui avoir été donné, de surcroît, pour le rapprocher du Juif errant qui portait également une longue barbe et avait été condamné à marcher toujours - Barthélemy, dans «Le Palais-Royal en hiver», 20 novembre 1831 (Némésis), le nomme «Le Juif errant chrétien, le Melmoth du Palais» (cité par Yriarte, et dans Némésis. Satire hebdomadaire par Barthélemy, nouvelle édition, Paris, Perrotin, 1833, p. 296). Melmoth, une figure du Juif errant, venait d’être mieux connu par les Français grâce à la traduction, en 1820, par Jean Cohen, de Melmoth ou l’Homme errant par Maturin. Duclos, de son côté, fit précéder son nom de celui de Chodruc, dont personne, semble-t-il, n’a éclairci l’origine. On note accessoirement que le mélodrame de 1850 évoquait Peyronnet sous le nom de Maublanc, pseudonyme transparent mais inadéquat de Vaublanc (Vincent-Marie Viénot, comte de Vaublanc, catholique et ultra, tendance comte d’Artois, royaliste, ministre de l’Intérieur de septembre 1815 à mai 1816).



   Le comte de Peyronnet, nommé par Charles X pair de France, le 4 janvier 1828, fut, dès le début de la monarchie de Juillet, inculpé de haute trahison et emprisonné au fort de Ham jusqu’au 17 octobre 1836. Peyronnet déchu, la vengeance de Chodruc-Duclos avait perdu tout sens ; Chodruc-Duclos se rasa dès le 28 juillet 1830 et reparut au Palais-Royal, chaussé de souliers, avec des bas et un chapeau en bon état, entrant dans les cafés en consommateur éloquent au lieu de se renfermer dans un silence ostentatoire. Le poème d’Anaïs Ségalas, «Les deux Chodruc-Duclos», fait référence à ces deux époques en montrant une préférence nette pour la première partie: «Regardez son habit en festons découpé, / Brodé de larges trous, de pièces toutes sales» (Moutardier, p. 188). Deuxième partie. 1833: «Car tes haillons, vois-tu, c’était ta gloire à toi: / Tu n’es plus qu’un passant dans ton palais qui brille» (ibid., p. 192).
Chodruc-Duclos mourut en 1842. Une bibliothèque peint son possesseur: à sa mort, il laissait dans sa chambre de la rue du Pélican:

Un recueil de modèles de style et d’éloquence;
Un volume de tragédies de Racine;
Une édition de La Logique ou l’art de penser, par Antoine Arnauld et Pierre Nicole (1662);
Les Traditions (et non La Tradition comme il est écrit dans les Mémoires de Chodruc-Duclos, t. II, p. 361) de l’Église touchant l’Eucharistie, qui doit être une édition vulgarisée de La Tradition de l'Église sur le sujet de la Pénitence et de la Communion, représentée dans les plus excellens ouvrages des SS. Pères grecs et latins et des auteurs célèbres de ces derniers siècles, traduits en françois par M. Antoine Arnauld (1653);
Un traité d’astronomie populaire;
Le second livre de L’Énéide dans la traduction de Jacques Delille;
Le premier tome des Odes d’Antoine Houdar de La Motte (1e éd., 1707);
Discours académiques, lettres et pensées de Montesquieu;
Les Épistres familières de Cicéron,  latin et français en regard;
Essai d'un traité sur la justice universelle, ou les Sources du droit, suivi de plusieurs opuscules, par François Bacon. Ttraduction nouvelle avec le texte en regard, par J.-B. de Vauzelles (Paris, 1824);
«Une vie de Diogène, annotée, dorée sur tranche», tel est cité l’ouvrage dans les Mémoires de Chodruc-Duclos, t. II, p. 362). Ce pourrait être La vie, les amours et les aventures de Diogène le Cynique, surnommé le Socrate-fou écrites par lui-même, traduites du grec par Wieland, et de l'allemand par le baron de H*** (Paris, Pigoreau, 1819).

    À vrai dire, on se demande pourquoi Nodier présenta Chodruc-Duclos de manière si favorable, écrivant: «Il y a autre chose que du diogénisme dans cette abnégation obstinée qui se condamne depuis cinq ans à tourmenter les yeux de la foule du spectacle d’une pauvreté repoussante; il y a une leçon pleine d’énergie pour la jeunesse (…) qui embrasse, sans autre mission que son courage, l’intérêt des rois proscrits et des institution abandonnées» (Souvenirs de la Révolution et de l’Empire, nouvelle édition, Charpentier, 1864, t. II, p. 80). Les deux auteurs des Mémoires de Chodruc-Duclos concluent leur ouvrage par un «Dernier mot», où ils prennent  la parole en leur nom et associent, contrairement à l’usage voulu par Duclos, le prénom Émile au semi-pseudonyme: «Selon nous, Émile Chodruc-Duclos (…) l’homme de l’indigence, l’homme de l’orgueil  et de… l’abrutissement peut-être tout à la fois, - n’était pas seulement un homme: il était aussi et d’abord une idée». Loin de faire de Chodruc-Duclos alias Émile Duclos un mythe, on le verrait plutôt comme un personnage singulier, mais sans valeur, un hurluberlu vaniteux et mortifié.


Les vignettes ci-dessus sont reproduites selon un dépliant en frontispice de l' Histoire véritable et complète de Chodruc-Duclos.




Voir les réimpressions des

ÉDITIONS PLEIN CHANT
BASSAC


Charles Yriarte, Les Célébrités de la rue, pp. 35-53
«Chodruc-Duclos, l'Homme à la longue barbe».
*
Lorédan Larchey, Gens singuliers, pp. 96-106
«Chodruc-Duclos»

Et…
… une épigraphe d'Antoinette,
la compagne de Chodruc-Duclos,
choisie par Francis Giraudet pour

Tout suriant je conduis mon luth. .


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