Éditions  PLEIN CHANT

Malcolm Menzies

Bassac Plein Chant
Hors collections
Deux lueurs de temps. Le Poète et le Bandit
2014

L'auteur, Malcolm Menzies, que les lecteurs de Plein Chant connaissent par Mastatal, décida un jour de retrouver les traces de ceux qu'il appelle, après Carlyle, des lueurs de temps. L'un, anarchiste individualiste, prônant ce qu'il appelait l'expropriation, autrement dit le vol : Renzo Novatore (Abele Rizieri Ferrari de son nom), né en 1890, mort en 1922, assassiné par la police. L'autre, un authentique malfaiteur, Sante Pollastro (Pollastri), plus jeune de neuf ans, mort dans la peau d'un paisible vieillard en 1979, gracié vingt ans plus tôt après trente-deux ans passés en prison et qui sympathisa sur le tard avec Novatore, poète et journaliste. Au lieu de la compilation de documents d'archives ou de la vie romancée de deux révoltés qu'il aurait pu attendre, le lecteur trouve une réelle œuvre littéraire où deux temps se mêlent, celui de nos deux héros, lorsque l'Italie de quelques-uns était celle d'un futurisme flirtant avec le fascisme, et celui de Malcolm Menzies, arpentant l'Italie contemporaine à la manière d'un sociologue travaillant sur le terrain, mais sachant s'arrêter et rêver à l'image créée peu à peu par lui de Novatore, qu'il aime et admire.


   Trois extraits  


Page 74

Comme je souhaite commencer par visiter le centre d'Arcole, je redescends jusque-là à pied – une occasion de passer devant l'église Nostra Signora degli Angeli, que le jeune Novatore avait été accusé d'avoir incendiée. C'est un bâtiment de pierre sans goût ni grâce que les flammes n'auraient guère pu endommager. Au-dessus de la porte, on peut lire : « Ave regina caelorum ». La porte est fermée à clef.
Peut-être parce que c'est l'heure la plus chaude de la journée, il n'y a personne dans les rues. Pas de boutique, pas de restaurant sur la placette, tout juste le bar – un établissement plutôt négligé. Le garçon m'indique le chemin de la mairie, un palais vénérable qui domine le village et ses escaliers de pierre. Les jeunes employés de mairie n'ont jamais entendu parler de Ferrari, dit Novatore. Pour consulter les archives, il faut faire une demande par courrier, m'indiquent-ils. Deux gamins s'amusent à taper dans le ballon devant la mairie ; je leur demande le nom de l'église voisine, celle que j'ai remarquée d'en bas ; ils me considèrent en haussant les épaules sans mot dire avant de retourner à leur jeu. De retour au bar, je m'installe en terrasse pour me restaurer d'un sandwich miteux et d'un verre de vin. Sur cette petite place d'Arcole, au moins, le cadre ne doit guère avoir changé depuis le temps de Novatore. Une femme élégante, entre deux âges, s'assied à une table à côté de moi; je ne l'ai pas vue arriver. Comme elle parle anglais, nous échangeons quelques mots. Elle aussi trouve qu'Arcole fait penser à un village de Toscane.



Pages 115 et 116

Il y a un contraste saisissant entre le style très maîtrisé d'Al disopra dell'arco et le feu destructeur du texte le plus long de Novatore : « Verso il nulla creatore » – Vers le rien créateur. Il est vrai que ce dernier est plutôt un écrit politique dans son genre… Les textes politiques de Novatore ont un souffle et une énergie extraordinaire portée par une intention délibérée d'abolir les limites entre le fond et la forme. Par une avalanche d'images violentes, souvent incantatoire, il s'attaque sauvagement à ses vieux ennemis : le christianisme, le socialisme, la démocratie, le fascisme. Des masses qui se sont laissé mener sur les champs de bataille comme des moutons de Panurge, il écrit :

Parce qu'en disant : Non, il aurait pu être fort.

Parce qu'en disant : Oui, il aurait pu montrer

qu'il « croyait » à la « cause » pour laquelle il combattait.
Mais il n'a dit ni oui ni non.

Il est parti

Par lâcheté !

Comme toujours !! Il est parti…
Parti à la mort !

Sans savoir pourquoi.

Comme toujours.

Et la mort est venue.

Puis le poète s'interroge :

 

« Où est l'art épique, l'art héroïque, l'art suprême que la guerre nous avait promis ? Où sont la vie libre, le triomphe d'une aube nouvelle, la splendeur de midi, l'heureuse gloire du soleil ? »

 

Il ajoute :

 

« Et nous – les enfants de demain – nous sommes venus aujourd'hui vous dire : Il est temps ! Il est temps ! Il est temps ! Et nous sommes venus entre chien et loup… dans la compagnie de l’aube et des dernières étoiles… Nous sommes des anarchistes. Et des individualistes, et des nihilistes, et des aristocrates. Parce que nous venons des montagnes. De près des étoiles. » 
J'apprends que mon hôtel façon château de la belle au bois dormant a été construit il y a une dizaine d'années. L'Osteria della Salute* reste introuvable, et voilà ce qui l'a remplacée ! Cette auberge est devenue pour moi le sanctuaire de la mémoire, un symbole. J'ai besoin de la voir, de la toucher, pour préciser l'image, en son lointain reflet, que je me fais de la vie des deux hommes. J'enrage. Il n'y a pas que le temps qui détruit. L'activité des hommes fait disparaître les lieux les plus chargés de mémoires, les lieux uniques, liés à un fait, un geste, un événement. Au nom du progrès, des réalités économiques – industrie et commerce… – de l'argent en somme.

* L'Osteria della Salute est l'auberge où le 29 novembre 1922 Novatore fut tué par les carabiniers, tandis que Pollastro parvenait à s'enfuir. [NdE]

Page 121

La prison de l'île de Santo Stephano, où Pollastro arriva le 25 novembre 1929 pour se trouver avec des prisonniers de droit commun condamnés à perpétuité. Il fut ensuite transféré dans une autre prison, puis une autre encore, et gracié le 1er août 1959.

Les murs des cellules d'isolement étaient si épais qu'aucun bruit ne parvenait jusqu'aux emmurés qui restaient toujours seuls, en cellule comme en promenade. Tout effet personnel leur était retiré – censément pour les empêcher d'attenter à leurs jours. On ne distribuait pas de travail aux prisonniers à l'isolement, ils n'avaient rien à faire, mais il leur était pourtant interdit de s'allonger pendant la journée. Tout juste pouvaient-ils parfois souffler quelques mots à un autre prisonnier soumis au même régime d'incarcération. Neuf de ces cellules étaient équipées de lits de contention auxquels étaient sanglés les prisonniers rétifs à la discipline. La rigueur de ces conditions de détention sévères variait au hasard des changements de directeur ou de chef des surveillants.
On sait que la torture blanche de l'isolement détruit rapidement la plupart des personnalités, même les plus solides. Pollastro n'avait rien à espérer,  rien à attendre. Même au terme de sa période d'isolement, à supposer qu'il n'en sorte pas fou comme tant d'autres, il resterait prisonnier sur l'île jusqu'à sa mort. Le monde réduit à l'espace d'une cellule, un temps arrêté pour toujours, c'est déjà la mort, ou la folie. Pollastro raconte que c'est le sommeil qui lui a permis d'échapper à l'une et à l'autre; le sommeil, et le bruit du vent à sa fenêtre.


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