Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas

Didier, homme du peuple, par Maurice Bonneff
Préface d'Henry Poulaille




Extrait, pages 197-198





Un samedi soir, en faisant la paye de quinzaine, le comptable de l’entreprise lui dit :
— Il y a le patron qui veut vous parler.
L’entrepreneur approche, emmitouflé d’un cache-nez, et fait sonner ses galoches. C'est un petit homme rougeaud, enrhumé, venu d'Auvergne il y a vingt ans à peine, en sabots garnis de paille qu'il n'a pas encore eu le temps de retirer, bien qu'il ait déjà gagné quelques millions.
— La voici, notre mauvaise tête, grogne-t-il avec l'accent du terroir. Alors, c'est toi, l'homme ?
— C'est moi, l'homme, répond Didier.
— C'est toi le nom de Dieu qui veut tout chambarder ? Ah ! ah ! ah ! (il rit grassement). Eh bien ! qu'est-ce que t'aurais à dire, si je te foutais à la porte ?
— Rien du tout, fait Didier, aussi ne te gêne pas, mon vieux.
— Il me tutoie maintenant, reprend l'entrepreneur, en affectant la gaieté, quel type !
— Dame, on n'est pas du même pays, mais on est bien du même monde, pas vrai ? Il n'y a pas si longtemps, M. Dugioux, que vous étiez boulot comme moi !
— Taratata. N’en parlons plus. Tout ça n'est pas sérieux. Je pense si peu à te mettre à la porte que je te nomme cabot. Ça va-t-il ?
—Non.
— Tu refuses !
— Je refuse mes galons, M. Dugioux. Mes copains ont confiance en moi… j'ai de l'influence sur eux. Vous voudriez peut-être que je les trahisse ?
— Il n'est pas question de ça. Tu te crois malin, tu n'es qu'un sot. Tiens, tu tousses comme un poumonique, je t'offre des pastilles, le moyen de ne pas travailler, de regarder les autres. Tu craches dessus, c'est pas fort. Dis-moi un peu ce que tu ferais, si je te débarquais subito ?
— J'irais dans la Plaine1 ! patron. Je roulerais la brouette.
— Mauvais boulot, petit, je le connais. Il y a mieux que cela. Quelque chose qui ne rapporte guère, mais qui est moins fatigant. Prends-en de la graine, pour le moment où je me priverai de tes services.
Quand j'étais en chômage, j'achetais des bottes de cresson et je les revendais aux femmes qui travaillent dans les lavoirs. Je me faisais mes vingt-cinq sous.
— Dites-moi, M. Dugioux, est-ce en vendant du cresson que vous vous êtes enrichi ?
— Trop malin, mon petit, tu n'es qu'un sot… A propos… des fois que tu voudrais entrer à la Ville, pour être surveillant des travaux, tu me ferais signe. C'est bon, ça… Au revoir, gamin ! Et dans le brouillard qui sent le marais, s'enfuit le patron qui pleure du nez à cause de son rhume.

1. Dans la Plaine Saint-Denis.



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