Éditions  PLEIN CHANT
Collection Voix d'en bas

      Sous un titre emprunté à une phrase de Georges David,  un extrait de





Nous étions deux gueux

(pages 179 et 180)



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Depuis le soir où, à la cantine de la « Patte-d'Oie », Josèpha coucha contre un panneau de la cuisine, sur deux bottes de paille, tout ce que j'avais pu lui trouver, elle fut mon amie ardente, mais mon amie, seulement. J'étais riche. La charrette à bras ne me pesait guère. Débauché de la « Patte-d'Oie », je bricolai, garçon livreur, à l'imprimerie à Saurer. Et je partis, sans hargne, faire mon service militaire. Un an, comme fils de veuve, à Beauvais-la-Cathédrale. Nous nous écrivions quand nous avions des sous pour acheter des timbres : moi, des lettres empêtrées de Beauceron, elle, des pages courtes qui m'enchantaient, me brûlaient, et dont j'étais orgueilleux. Misérable, et ne se repentant point d'avoir dépensé 400 francs pour la pierre funéraire du vieux Moracchi, elle gagnait 25 sous par jour dans une maroquinerie, demeurait rue de la Roquette et ne demandait de pain à personne. La police des mœurs la laissait tranquille, parfois.

La capote de soldat quittée, j'entrai chez un entrepreneur du Père-Lachaise. Quand la femme à Provost faisait rôtir une épaule de mouton, le dimanche, elle nous invitait, avec Saurer à la jaquette, qui apportait une bouteille de Graves et un paquet de biscuits : « Les cheveux de Mlle Moracchi éclairent la cambuse, disait le gros Provost. Pas besoin de chandelle. » Distante, souvent hautaine, Josèpha s'animait, à la fin, quand les hommes, en manches de chemise et la pipe de traviole sous la moustache, parlaient de Jauréguy encapitalisé et parti à Chicago pour le compte de Renault, des Nouvelles feuilles rouges remplaçant le Coup de reins ou du dernier concert Pasdeloup.

Mais elle aimait mieux parler révolution ou littérature chez elle, assise sur son lit de fer, près des fusils arabes pas encore vendus. Comme des riches, encore, nous buvions de l'eau chaude – dans des tasses dépareillées ou des quarts à soldats : « J'ai ça dans le sang, disait-elle. » La réception terminée, Saurer et Provost le ventru partaient, descendaient l'escalier, lourdement. Moi je restais avec le fin visage, les yeux encavés, Karl Marx, Huysmans, Borodine. Ou bien nous sortions en copains, tous les deux. Elle disait : « Un fameux couple de délégués à la propagande du parti. » Elle, jolie, faite au moule, sous sa robe de coton. Et cette marche souple et dansante, même sous la pluie de misère, sur la route de la « Patte-d'Oie ».  Elle, chic, et moi, moins gêné aux entournures et moins ballot. […]

Martelant ses mots, elle redisait les paroles de Moracchi, tué au café de la Rotonde :
— Pour être libre, il ne faut ni se plaindre ni tendre
la main : il faut arracher, détruire. Les ouvriers seront les maîtres quand ils formeront une aristocratie qui lèvera le poing.




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