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Marginalia




L'ELOGE DE L'YVRESSE, par Sallengre



Pour Michel Ohl
in memoriam




L’Éloge de l’Yvresse, par Albert-Henri de Sallengre, parut sous l’anonymat (La Haye, chez Pierre Gosse) en 1714 et sera republié plusieurs fois. En 1715, voici d’une part une nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée (La Haye, chez Adrian Moetjens), d’autre part une troisième édition revue et corrigée (A Leide [Leyde] &  A La Haye).
Ci-dessous, le frontispice de 1714 et 1715.


Une cinquantaine d’années plus tard, Pierre-Auguste-Marie Miger (1771-1837), littérateur et employé de la police, concocta une « Nouvelle édition revue, corrigée, et considérablement augmentée » (A Bacchopolis, de l’Imprimerie du vieux Silène, l’an de la vigne 5555, et à Paris, chez Michel, libraire et commissionnaire, 38 rue de l’Arbre Sec, An VI [1798]). À vrai dire, c’était un nouveau livre ; Miger a osé toucher à la préface brève et précise, parfaite, de Sallengre, il a cru devoir alléger le texte, il a supprimé les formules vieillies, ajouté des passages de son cru.


Ci-dessus, la page de titre de l'édition de 1798.

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Quelques mots sur Sallengre


Albert-Henri de Sallengre (1694-1723), né à La Haye, d’une famille d’ancienne noblesse originaire du Hainaut, réfugiée en Hollande dans la seconde moitié du XVIe siècle, pour cause de protestantisme. Avocat de la Cour, Sallengre fit, dans sa jeunesse, un voyage à Paris qui lui permit de  fréquenter La Monnoye, l’abbé Fraguier, d’autres érudits. Un an après L’Éloge de l’Yvresse, il publie l’Histoire de Montmaur en deux tomes, un recueil des nombreuses satires en français et en latin – il y en eut en grec également – écrites en France contre Pierre de Montmaur (1576-1648), professeur de grec ancien au Collège royal, surnommé le Parasite. Cette année 1715, Sallengre commence à rédiger son périodique, Mémoires de littérature (La Haye, chez Henri du Sauzet, 1715-1717). En 1716, il écrit en latin Novus thesaurus antiquitatum Romanorum (Nouveau trésor des antiquités romaines), 3 vol. in-folio, 1716-1719, et il publie, en 1728, un Essai sur l'histoire des Provinces-UniesIl meurt, jeune encore, de la  variole.



  


Extraits de L'Eloge de l'Yvresse 1714


Début de la préface
Si jamais Préface doit tenir lieu d’Apologie, c’est certainement celle-ci. Le seul Titre du Livre suffit pour le faire d’écrier universellement, & pour donner mauvaise opinion de son Auteur : car l’on ne manquera pas de dire que celui qui a fait L’ELOGE DE L’YVRESSE est un yvrogne de Profession, qui en écrivant sur un pareil sujet n’a rien fait qui ne fut de son métier, & n’a pas voulu sortir de sa Sphére, tout de même que Baudouïn Cordonnier & Fils de Cordonnier, publia un Traité sur les Souliers des Anciens, voulant observer le précepte Ne sutor ultra crepidam [cordonnier, pas plus haut que ta chaussure, ce qui se traduit vulgairement par Ne pète pas plus haut que ton cul].
A cela je répons que je consens qu’on me croye aussi yvrogne qu’Erasme qui a fait L’ELOGE DE LA FOLIE étoit fou, & qu’on me pese à la même balance.
Ch. II. Que le vin excite la joye.
[…] c’étoit apparemment le vin qu’avoit en vûë ce Philosophe Grec qui « fit mettre sur la porte de son logis un écriteau, où il y avoit en grosses Lettres ; Céans il y a des remédes pour toutes sortes d’afflictions : On y guérit de toutes les maladies de l’ame » ([cité par] Balzac, Entretiens 3). Le Philosophe que Seneque allegue si souvent, ne vouloit que du pain & du fromage, pour disputer de la félicité avec Jupiter ; je ne demande pour cela que du vin, car quand on est à boire, l’on se sent si transporté de joye qu’on s’écrieroit bien avec ce jeune fou de la Comédie Latine « c’est à cette heure que je pardonnerois ma mort à qui me tueroit, tant j’ai de frayeur que quelque accident ne vienne troubler la pureté de ma joye, & mêler quelque amertume parmi les douceurs que je goute ».
Ch. XI. Des Papes, Saints & Evêques qui se sont enyvrez.

Apres avoir parlé de l’yvresse des Gens d’Eglise en général, il ne sera peut-être pas inutile, pour rendre la chose plus sensible, de la confirmer par l’exemple des Papes, Saints, & Evêques qui ont eu la loüable coûtume de s’enyvrer.

Une chanson que Henri Estienne rapporte dans son Apologie pour Herodote donne d’abord beaucoup à penser touchant la sobrieté des Papes ;

Le Pape qui est à Rome
Boit du vin comme un autre homme,
Et de l'Hypocras aussi.

[…] quand Pignatelli fut élevé au Pontificat, comme son nom signifie petit pot, que sa Mere étoit de la Maison de Caraffe, & qu’il avoit des armes parlantes, l’on fit ce couplet ;

Nous devons tous boire en repos

Sous le regne de ce St. Pere,

Son nom, ses armes sont des pots,

Une Caraffe étoit sa Mere,

Celebrons donc avec éclat

Cet Auguste Pontificat.

Ce n’est dans le fonds qu’une badinerie, mais de ces agréables badineries qui méritent bien qu’on s’en souvienne.

On pourroit encore mettre dans la classe des Papes, qui se sont enyvrez, tous ceux qui ont siegé à Avignon, puisque Petrarque dit « que le long séjour que la Cour de Rome fit à Avignon, n’étoit que pour goûter de ces bons vins François, que c’est ce qui la retenoit si long tems en Provence, & qu’elle n’en pouvoit sortir » ([cité par] Perron).
Ch. XXI. Réponse à l’objection que la joye que le vin inspire est chimerique.
On objectera sans doute que la joye que le vin inspire est une joye imaginaire, qui n’a aucun fondement, & que « Rien n’est beau que le Vrai : Le vrai seul est aimable »  (Boileau). J’accorde volontiers que cette joye n’est autre chose qu’un effet de notre imagination.

« Je sai que cela n’est rien qu’un espoir decevant

Moins solide cent fois que le sable mouvant.

Mais parmi les mortels est-il rien de solide ?

Tout passe en peu de jours comme un torrent rapide :

Nos plus sages désirs ne sont que vanitez :

Amour, savoir, honneurs, richesse, dignitez. »

([Cité dans les] Miscellanea de Menage)


Mais avant que de refuter à fond cette objection, je remarquerai en passant que les erreurs & les illusions sont nécessaires au Monde.


Ch. XXIX – IIIe Regle. [S’enyvrer] Avec de bon vin

Quand on veut s’enyvrer on doit choisir du bon vin, & ne pas en boire du méchant, qui nuise à la santé. Par exemple, le vin verd y est fort contraire, c’est ce que Guillaume Cretin grand Equivoqueur  a exprimé par ces beaux Vers.

Par ces vins verds Atropos a trop os

Des corps humains ruezs envers en vers,

Dont un quidam apre aux pots à propos

A fort blâmé les tours pervers en vers.

(Remarques sur Rabelais 3)

 

Le bon vin au contraire fait de très-bons effets. Erasme se guarentit de la peste pour avoir bû un verre de vin de Bourgogne à propos (Journal des Sçavans : Juin 1706).

* * *
Une modification du texte,  parmi bien d'autres, due à Miger.
Sallengre, p. 200 : A present on compte pour le meilleur vin de l’Europe celui qui croit à Monte-Fiascon à deux journées de Rome. On l’appelle Moscatello, autrement Lacryma Christi, & à cette occasion on lit dans les Epîtres Obscurorum Virorum, qu’un Maitre es Arts de Cologne allant à Rome, apparemment pour aller solliciter contre Reuchlin, bût au même endroit Carrousse de ce Lacryma,  & le trouva si bon que de l’abondance du cœur il s’écria, Utinam Christus vellet etiam flere in Patria nostra.

Édition de Miger, p. 221 :
A présent, on compte pour le meilleur vin de l’Europe celui qui croît à Monte-Fiascone, à deux journées de Rome. On l’appelle Moscatello, autrement Lacryma Christi (Larme du Christ) ; et à cette occasion, on lit dans les épîtres Obscurorum virorum, qu’un maître-ès-arts de Cologne allant à Rome, but de ce vin, et le trouva si bon, qu’il s’écria : Utinam Christus vellet etiam flere in patria nostra ! « Plût au ciel que le Christ pleurât ainsi dans mon pays ! »
 
Notes.

Le livre cité par Sallengre, Epîtres Obscurorum Virorum, désigne [Epistolae] obscurorum virorum (Lettres des hommes obscurs), par Joannes Crotus Rubianus et Ulrich von Hutten (1581), souvent réédité.

Miger traduit Lachryma Christi, et la phrase  Utinam… nostra, c'est très bien, mais on regrette qu'il ait supprimé l'expression, en effet vieillie, mais longtemps usitée et toujours pittoresque, boire carrousse, plus généralement employée sous la forme faire carrousse, qui signifie s'enivrer en compagnie, mais aussi vider son verre. Selon le Dictionnaire étymologique ou origines de la langue française de Ménage, carrousse vient de l'allemand garaus (gar-aus)
« qui signifie tout vuidé : on sous-entend, le verre ». Ce mot, garaus, employé autrefois pour exprimer l'action de faire cul sec est utilisé de nos jours par la langue allemande pour dire le fait de supprimer quelqu'un ou quelque chose, de tuer.


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