Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

4 septembre 2016



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De l’intérêt, parfois, des livres apocryphes





    

On penserait volontiers que le terme apocryphe, appliqué à un livre, ne peut qu’inciter à l’ignorer, et pourtant, non. Voici, trouvé par hasard chez un libraire d’occasion, Nouveaux Mémoires secrets et inédits, historiques, politiques, anecdotiques et littéraires, du baron de Grimm, agent, à Paris, de la Cour de Russie et de Pologne, ou Chronique curieuse des personnages célèbres qui ont illustré le siècle dernier, suivie de la relation de ses voyages, deux volumes in-8°, publiés en 1834 par l’éditeur Lerouge-Wolf, Paris, 23 rue de l’Odéon.

« Nouveaux » Mémoires, car en 1829 ou 1830 (le livre parut, semble-t-il, en 1829, daté de 1830), les lecteurs disposaient de l’ouvrage intitulé Mémoires politiques et anecdotiques, inédits, du baron de Grimm…, depuis l’année 1743 jusqu’en 1789, traduits de l’allemand par M. Zinmann, Paris, Le Rouge-Wolff – on notera la graphie différente du nom – , libraire, 23 rue de l’Odéon, lui aussi en deux volumes in-8°. En réalité, ces « Nouveaux » Mémoires n’avaient rien de nouveau, puisque l’éditeur s’était contenté de reprendre la version antérieure, dont le titre renvoyait de manière équivoque, à la fois implicite et affichée, à la Correspondance littéraire, philosophique et critique, par Grimm et quelques autres, cet ouvrage en plusieurs volumes à l’histoire éditoriale chaotique, mais bien connu des dix-huitiémistes au début du dix-neuvième siècle – rappelons que Friedrich Melchior Grimm mourut en 1807 et que la Correspondance parut pour la première fois en 1812. L’équivoque volontaire du titre des Mémoires de 1829-1830, calqué sur celui de la Correspondance… du baron de Grimm tout en annonçant des Mémoires, du même baron de Grimm, se précisait dans une « Vie du baron de Grimm »,  qui introduisait le livre : « Nous nous empressons de prévenir les lecteurs que ces mémoires sont exclusivement historiques, et n’ont de commun avec la Correspondance littéraire que le nom de l’auteur », ce à quoi l’auteur de la notice, bien décidé à vendre sa marchandise sous le drapeau conquérant de Grimm, ajoutait : « Ces mémoires deviennent indispensables à ceux qui ont la Correspondance littéraire, dont ils sont le complément nécessaire ». Et sans vergogne, l'auteur de ces prétendus Mémoires inédits usurpait la place de Grimm pour narrer une vie par lui reconstituée, s’exprimant à la première personne comme l'aurait fait Grimm s'il avait écrit ses mémoires : « Je dirai ce que j’ai vu. Je ne tairai que ce qu’il importe peu de faire connaître » (t. I, p. 12).

Un critique littéraire
(
Revue encyclopédique… par une réunion de membres de l’Institut et d’autres hommes de lettres [H.-L. Carnot, A. Jullien, P. Leroux], Paris, octobre-décembre 1829, t. 44, p. 751), rendait compte des Mémoires inédits du baron de Grimm dès sa parution, en des propos qui restent pertinents aujourd’hui encore : « Montrez à un connaisseur un ballot de papier ; il verra de suite à l’épaisseur, à la qualité, à la teinte particulière des feuilles, de quelle manufacture elles sont sorties : il en est de même de tous ces Mémoires [les Mémoires apocryphes du temps] ; ils ont entre eux un air de parenté, une solidarité d’opinions et de style qui ne peuvent tromper : on sent qu’ils ont été faits sur le même métier, dans le même atelier, sous le même toit. Pourtant, il faut rendre justice à ceux du baron de Grimm : ils sont amusans, et en cela l’emportent sur beaucoup d’autres. Quant à leur authenticité, demandez à l’éditeur : sans doute il en aura conservé le manuscrit, comme devait faire un autre éditeur pour ceux de Gabrielle d’Estrées [Mémoires de Gabrielle d’Estrées, Mame et Delaunay-Vallée, 1829, 4 vol. in-8°, attribués à Paul Lacroix qui a signé l’avant-propos de ses initiales, P.L.J, pour Paul Lacroix Jacob]. D’ailleurs, leur intérêt politique est nul. Peu ou point de renseignemens nouveaux, mais abondance d’anecdotes, de récits piquans, de noms fameux jetés au travers de chaque page, et de plus, un style assez vif et élégant, voilà tout ce qu’il faut pour avoir, dans notre siècle, des lecteurs, trois mois de vogue, et l’oubli ».


La deuxième parution
des
Mémoires secrets et inédits sous le titre
Nouveaux Mémoires secrets et inédits, identique à la première par le corps du texte, s’en distinguait par la présentation matérielle. Quant à Monsieur Zinmann il avait disparu, mais l'on saura tout sur lui,  grâce aux Supercheries littéraires dévoilées de Quérard (G.-P. Maisonneuve & Larose, t. II, col. 217, fac-similé 1964). Entrée GRIMM : « Ces "Mémoires" inédits sont, comme tant d’autres publiés à la même époque, apocryphes. Le prétendu traducteur, M. Zinmann, est tout simplement M. Dufey (de l’Yonne), connu par d’autres ouvrages ». Pierre-Joseph-Spiridion Dufey (1770-1854), avocat et homme de lettres éclectique, avait glané les matériaux de sa rédaction non seulement dans la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et les autres, mais encore dans les Mémoires secrets de Bachaumont, L’Espion dévalisé (Baudouin de Guémadeuc, 1782), des œuvres posthumes de d’Alembert, des lettres apocryphes de Madame de Pompadour – Maurice Tourneux l’apprit à ses lecteurs dans son édition de la Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., revue sur les textes originaux… (Garnier frères, 1882, t. XVI, p. 266), mais bien avant lui Cousin d’Avalon, auteur en 1813 de Grimmiana ou recueil des Anecdotes, Bon mots, Plaisanteries de GRIMM, avec les Pensées, Maximes et Jugemens de ce Philosophe, extraits tant de sa correspondance que de celle de LA HARPE, des mémoires et brochures de ce temps… (Paris, J.M. Davi et Locard), avait souligné dans sa préface la présence dans la Correspondance littéraire d'emprunts aux Mémoires secrets de Bachaumont, à L’Espion anglais, à des almanachs littéraires ou des anas dont il ne donnait pas les titres une information reprise page 131, en note. Comment distinguer les emprunts de Grimm ou de ses correspondants aux ouvrages cités et ceux du seul Dufey ?

Alors que la présentation matérielle du livre était en 1829-1830 tout ce qu'il y a de plus sobre, elle s'était, en 1834, romantisée, non qu'elle fût originale, mais parce qu'elle donnait l'image d'un livre romantique tel qu'il devait depuis presque dix ans déjà se montrer, typographiquement parlant, pour séduire le plus possible de lecteurs potentiels. On a vu plus haut, reproduite, la page de titre en 1834, la voici à côté de celle de la première édition :



La fantaisie de la page de 1834, avec son début de titre en demi-cercle, le mélange de caractères, les uns gothiques, les autres traditionnels et sobres, sa vignette macabre, applique des poncifs romantiques. L'emploi de caractères gothiques était devenu presque obligatoire, Tony Johannot était recherché pour ses illustrations de livres – la vignette, gravée par Porret, lui appartient. Le genre macabre étant à la mode, l’éditeur avait sélectionné une gravure donnant à voir Marat assassiné dans son bain et contemplé par un jeune républicain méditatif. Dans le genre macabre, les lecteurs connaissaient déjà, entre autres, (voir ci-dessous, à droite) la vignette de titre, par Tony Johannot, de Louisa ou les douleurs d’une fille de joie, par l’abbé Tiberge (Hippolyte Regnier d'Estourbet), Paris, N. Delangle, 1830.



 

À vrai dire, l’éditeur des Nouveaux Mémoires secrets et inédits alla bien plus loin dans le plagiat que ceux qui suivaient simplement la mode : il avait emprunté la vignette de Tony Johannot à Paul Briolat, par Merville (Pierre-François Camus, 1785-1853), Paris, B. Renault, 1831, où elle se trouve deux fois, sur la couverture puis sur la page de titre. Marat étant un des personnages du livre, elle paraissait toute naturelle, tandis que dans les Nouveaux Mémoires secrets et inédits, le nom de Marat n'apparaît jamais et, objection supplémentaire, l’année de l’assassinat, 1793, est postérieure à la période couverte par l’ouvrage, 1743-1789.

Moralité : Ne dédaignons pas a priori les ouvrages apocryphes, qui peuvent nous entraîner vers d’autres livres, mais surtout montrer sur pièce les pratiques d'éditeurs qui suivent la mode (typographique) pour mieux accrocher le client et non par goût artistique, permettant par là, sans le savoir, aux historiens du livre de mieux cerner l’esprit et les pratiques d’un époque, en l’occurrence la période romantique.

 

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