| 
             UNE MOUCHE À L’HÔTEL 
            La mouche, prologue 
            Auteur : Marc Audouin 
             
            Éditions Le Tohu-Bohu 
              Si j’avais quelque chose à dire, il y a longtemps que je l’aurais dit, ou du moins que je m’en serais aperçu, quitte à le garder pour moi, en attendant l’occasion. Mais non, rien ou presque: des éclairs de lucidité sur des points de détail, des certitudes précises à propos de telle ou telle personne, de tel ou tel mécanisme psychologique ou social, du vécu de tel ou tel moment, rien d’important au point d’être sûr qu’un inconnu ne perdra pas son temps à m’écouter ou à me lire. Ceux qui m’aiment, oui, parce qu’ils m’aiment, s’intéressent parfois à ce que je dis ou écrit; il leur arrive d’apprécier, d’en tenir compte et, exceptionnellement, de s’en souvenir. Mais en règle générale, j’ai encore moins d’audience que je n’ai de choses à dire. Avec l’immense majorité des gens, le malentendu est parfait, puisqu’il va jusqu’à l’inaudible: je n’ai rien à leur dire et ils n’ont rien envie d’entendre. C’est ainsi: un peu triste et tout à fait vrai. Que tant d’autres se trouvent dans la même situation que moi, n’en allège pas l’amertume. Une telle discrétion exagérée, faite de pudeur et de doute, vous efface dans l’inaudible, l’invisible, et vous renvoie dans les limbes du non-né, mort-né, sans cri, sans parole debout. À ne jamais pouvoir placer un mot, on en vient à penser qu’on n’existe pas, qu’on n’a jamais existé. […] 
              Je parle, je parle, et
                même j’écris, comme si j’avais quelque chose à dire… Si
                tel était le cas, il y a certainement bien longtemps que
                mes pattes de mouche auraient été imprimées dans ces
                livres qui font le tour du monde et des chambres d’hôtel
                où, sur un couvre-lit lavé jusqu’à l’âme, ils tombent
                des mains du voyageur fatigué, coinçant dans leurs pages
                un doigt déjà oublieux de la vérité qu’il montrait. Si
                tel était le cas, je n’aurais vraisemblablement pas dû
                attendre d’avoir passé la cinquantaine pour être édité.
                D’ailleurs, personne n’attend la cinquantaine, c’est
                seulement façon de parler, et à part l’autobus, il est
                bien rare que l’on attende réellement quoi que ce soit.
                Se produit ce qui arrive, c’est tout. En ce qui me
                concerne, pour des raisons que j’ignore, et que je ne
                perdrai pas mon temps à connaître, c’est aujourd’hui
                que, sans effort, je pointe et je tire. Tire à moi ces
                souvenirs d’hôtels, fagotés dans ce petit livre, juste
                pour faire une blague aux amis: leur faire croire qu’à
                ma mort, quelque chose s’éteindra. 
              
            Marc Audouin 
               |