Revue PLEIN CHANT


Savinien
Lapointe, le cordonnier poète



Eau-forte anonyme, Une voix d'en bas, éd. de 1886


Un passage de :
Edmond Thomas, Voix d'en bas. La poésie ouvrière du XIXe siècle
(François Maspero, 1979, p. 358).



Né à Sens le 28 février 1811, mort à Soucy (Yonne) le 29 décembre 1893, cordonnier de son état, Savinien Lapointe fut l'un des plus célèbres ouvriers poètes des années 1840. C'est à lui que les journaux ouvriers et démocratiques ouvrirent le plus leurs colonnes. Ce fut aussi l'un des poètes les plus talentueux de cette pléiade populaire. Il fut en relation très suivie avec Béranger. Eugène Sue, George Sand furent de ceux qui louèrent son œuvre. Combattant de 1830, des journées de juin 1832 et peut-être d'avril 1834, il chanta les héros de février 1848 et se présenta sans succès à la Constituante. Par la suite, il rallia l'Empire et devint bonapartiste. Il occupait depuis 1856, grâce à Béranger, un petit emploi au Gaz. Il se retira dans l'Yonne à la suite d'un accident; c'est là qu'il mourut quelques années plus tard. Son œuvre se compose principalement de deux volumes de poésie, d'un recueil de chansons et de Mémoires sur Béranger.

Edmond Thomas


Plein Chant, Cahiers trimestriels de littérature, Hiver 1979, n° 4, p. 16 et suivantes.
Extrait de Savinien Lapointe , Une voix d'en bas, 1881.



Savinien Lapointe, cordonnier,
par lui-même




   Je ne sais, si selon l'opinion reçue, le titre d'un ouvrage entre pour quelque chose dans le succès, mais je crois que celui-ci : Une voix d'en bas, s'adapte assez naturellement au caractère des compositions, qu'il renferme, en même temps qu'il témoigne de leur origine.
   Ces poésies, autrefois, ont fait quelque bruit dans le monde des lettres. Du bruit, voilà tout. À cette heure où j'écris, elles sont à peu près oubliées : mes amis m'affirment qu'il n'est pas hors de propos de les rappeler. J'y consens.
   Malgré les encouragements de la presse, qui a bien voulu s'occuper quelquefois de mes vers, je ne me suis guère abusé sur leur propre mérite.
   En les examinant de plus près, j'ai compris l'obligation et la reconnaissance dont j'étais redevable envers la critique, souvent bienveillante lorsque l'esprit de parti ne trouble pas ses jugements.
   On disait alors que la poésie venait de passer armes et bagages au prolétariat, nouveauté qui, d'autre part, ne manqua pas de soulever de foudroyantes protestations dans lesquelles on accusait nos amis d'avoir une tendresse exagérée pour ces culots des muses.
   Ceci pouvait bien être.
   La Revue des Deux Mondes se montra tout particulièrement hostile aux productions de ces derniers venus, lesquels, du reste, n'y allaient pas de main morte dans les revendications des droits populaires.
   L'ouvrier-poète fut très exploité par les libéraux de 1840. Il est bien vrai qu'alors les honnêtes artisans songeaient à s'élever dans l'admiration et dans les traditions de nos gloires nationales, ayant surtout le culte des grandes choses et témoignant la plus vive admiration pour les hommes illustres qui ont honoré l'humanité par leur talent et par leur caractère.
   Après m'être mis en garde contre les entraînements de la vanité, il m'était bien permis aussi de me tenir en garde contre la mauvaise humeur de quelques braves gens qui, à l'apparition des Échos de la rue (1850), prétendaient que mes vers avaient singulièrement pâli, comparés à mes premières productions. Il est vrai que j'avais cru nécessaire de mettre un frein aux emportements d'une muse parfois trop âcre, et les amis de se récrier. À les entendre, je n'étais plus du peuple ; j'étais tout simplement « un bourgeois » un monsieur — pourquoi pas ? — un peu plus, ils me dénonçaient parnassien. Il y en eut qui allèrent jusqu'à me menacer de l'Académie. Flatteurs !
   Je dus donc m'étudier à choisir entre toutes les critiques, non celles qui égarent la raison en ne satisfaisant que l'amour-propre, mais celles qui éclairent nos jugements ; qui nous apprennent non à gaspiller, mais à faire de nos forces une sage application.
   Le sentiment vrai donne le but. L'art l'illumine. La délivrance du prolétariat, voilà ma muse. Beaucoup ont été poètes à moins.
   Ouvrier dans la véritable acception du mot, n'ayant guère été plus de dix-huit mois aux écoles chrétiennes, qui n'avaient certes pas acquis la notoriété qu'elles ont de nos jours, mon instruction touchant les arts, la philosophie, l'histoire, comme on s'en doute bien, et on ne s'en apercevra que trop, dut être fatalement négligée.
   À douze ans en apprentissage ; à quinze, ouvrier. Mes loisirs, en admettant mes goûts innés pour les belles-lettres, furent toujours rares. Le milieu dans lequel j'ai vécu : les chambrées, était peu propre à m'initier au langage des muses qui ne viennent qu'avec répugnance s'aventurer à la lampe fumeuse des veillées délétères. Mes premières publications durent nécessairement se ressentir de ces points de départ : défaut d'instruction, absence de temps, souci du pain quotidien. Il fallait, en vérité, toute l'audace d'une jeunesse enthousiaste et quelque peu affolée pour se présenter au public aussi pauvrement accoutrée… Et cependant que de bruit à l'apparition de mes premières poésies ! À quarante ans de distance, je ne puis me rappeler sans émotion ces promesses d'avenir.
   Cependant, il ne suffisait pas d'écrire sur la couverture d'un livre Chantier, Atelier, Voix d'en bas pour se montrer du peuple.
   Beaucoup de muses bourgeoises auraient pu signer avec avantage les productions publiées par nos amis, c'est vrai ; mais le peuple ne s'y reconnut par toujours, tandis que la bourgeoisie, je parle de celle qui est lettrée, saluait souvent dans nos livres des visages de connaissance.
   Quand un écrivain n'est pas l'artisan d'un genre nouveau, la plus haute expression d'un genre créé, il n'est que le reflet plus ou moins brillant d'astres plus lumineux.
   Mon admiration pour les maîtres, mon enthousiasme pour de belles vies et de belles œuvres, m'ont souvent trouvé découragé ; les suivre dans leur chemin ou dans leur vol, cela était-il possible ?… Que faire, pour ne parler que des hommes de nos jours ?
   La chanson avec Béranger n'était-elle pas arrivée à son apogée ? L'ode avec Victor Hugo n'avait-elle pas déployé son vol démesuré ? L'élégie n'avait-elle pas, avec Lamartine, versé toutes ses plus belles larmes aux pieds d'Elvire ? Alfred de Musset n'avait-il pas inondé la fantaisie de diamants et d'or ? Il ne fallait donc pas songer à semer en terre si soigneusement cultivée, si amplement et si soigneusement moissonnée ; je devais m'étudier à chercher moins haut des chants pour ma voix ; la rue bruyait, je m'emparai de ses échos ; de là ce livre.

   Une question, cependant : Aujourd'hui, quel sera le rôle du poète dans la société ? Son action utile ou fatale au milieu des systèmes plus ou moins contradictoires qui envahissent le monde des idées et des intérêts ? Les vents des nouvelles doctrines ont balayé les anciennes croyances et les vieilles formules. Le poète, un moment dérouté, s'il n'est le chantre des ruines, où prendra-t-il cette foi qui échauffe, enthousiasme, transporte ? Où prendra-t-il son idéal ? Est-ce dans les éléments nouveaux, mais incohérents, qui tourmentent les sociétés modernes et les poussent chaque jour à des aventures dont elles ne peuvent tarder d'exiger la solution ? Le peuple veut bien encore s'aventurer à travers le désert, mais c'est à condition qu'il sera en marche pour une terre promise. Quel Moïse nous y conduira ? Et cette terre promise, où donc est-elle ? Sans avoir la prétention de viser au prophète, j'ai essayé d'exprimer cette préoccupation de l'avenir dans la pièce intitulée : L'Utopiste.
   Dans cette espèce de tourbillon qui emporte les idées et les hommes, bien des idées on reculé, bien des hommes, même des plus sérieux, ont dû varier : législateurs, philosophes, poètes, prêtres, tribuns ou soldats. On a vu des comtes et des vicomtes s'enrôler d'enthousiasme sous des drapeaux qu'ils avaient naguère vilipendés, et, chose non moins originale, on voit aujourd'hui des plébéiens siéger à la place des sénateurs qu'ils ont expulsés. C'est toujours Scapin revêtu de la défroque de son maître. Encore s'ils valaient mieux, ces nouveaux aristocratisés !
   Le terrain mouvant de ces dernières années est sillonné par les marches et contre-marches de beaucoup de nos illustrations et de la nation tout entière ; phénomène de déplacement et d'évolution que nous devons attribuer bien plus aux événements qui mènent le monde qu'aux défaillances de l'humanité ; c'est là, du reste, un des caractères distinctifs de la démocratie, mobile et variable à l'infini. A l'avenir, elle pourrait bien abandonner l'idée libérale et autoritaire, qui s'incarne dans une individualité, pour suivre la commune nationalisée, formule redoutable dans son obscurité. Nous n'aurons plus d'incarnation mystique, ou césarienne, soit, mais nous pourrions bien avoir quelque chose de pire : le fanatisme qui s'attache aux sectes. L'unité de croyance s'en va ; ceci n'est pas un bien.
   Il y a comme une tendance, dans les âmes qui se prétendent filles de la lumière, à déposer la religion du sentiment. Je vois naître à travers les bruits de bourse, la fumée des locomotives et la poussière des démolitions, je ne sais quelle religion industrielle et féodale qui ne tendrait rien moins qu'à remplacer Jésus par Mercure. On nous prépare une restauration de faux dieux : un dieu bon sens, une déesse raison. A qui s'en prendre ? Faut-il accuser la science de la sottise des savants ! Alors maudissons le travail et toutes les merveilles de l'intelligence, ce rayon de Dieu enfoui dans le cerveau de sa créature et qui, la plaçant au faîte de l'échelle des êtres, la rapproche d'autant plus de sa divinité. Ne faisons donc pas la guerre à l'infatigable chercheuse, qui elle aussi est en quête d'un reposoir pour abriter les douleurs toujours saignantes de l'humanité. Cependant, en lui faisant un juste accueil, je ne puis me décider, au nom de je ne sais quel naturalisme brutal, dont on voudrait faire une religion positiviste, à porter la hache dans le saint gibet qui depuis deux mille ans sanctifie tous les sacrifices et encourage tous les dévouements. La raison nous a donné des savants et des sages, mais il a été réservé au sentiment de nous donner un dieu !
   Enfin j'ai souffert, aimé, espéré tout ce que le peuple souffre, aime, espère. J'ai écrit avec ses préjugés, son amour et sa foi. Je le confesse : avec ses colères, ses découragements, voire même ses rudesses, disons le mot, ses haines, qui ne sont pas toujours aussi sauvages que certaines personnes affectent de le croire. Si le peuple en masse était ce dont on l'accuse, demain la société aurait cessé d'être.
   Quand le peuple descend dans la rue c'est que des bourgeois ont chargé les fusils.
   J'ai écrit bien plus avec les conseils de l'instinct qu'avec les calculs toujours un peu froids de la raison. Équilibrer la sagesse et l'imagination, c'est le secret des maîtres. Cela ne s'acquiert pas en un jour, quand cela s'acquiert.
   Né dans les derniers rangs du prolétariat, au plus bas de l'échelle, je dus m'exprimer, c'est vrai, souvent en vers empreints d'amertume dans la peinture des inégalités sociales, écrire plutôt en révolté qu'en moraliste ; cela devait être. La sagesse est toujours de soi un peu égoïste. Homme de lutte et d'action, j'ai combattu au premier rang dans la rue et dans le livre, pour mes rêves et ceux des autres. Si j'ai été parfois l'avocat mal inspiré d'une cause que mon cœur ne peut se résoudre à déserter, mes clients pardonneront à mon insuffisance en faveur du désintéressement.
   Les vers sur l'amour, ou inspirés de l'amour, qui exigent de la passion à défaut de sensibilité, et qui pour être goûtés veulent être parés de tous les charmes à demi voilés des grâces, ne brillent pas dans ce livre. En proie dès ma jeunesse aux luttes de la nécessité, que pouvais-je emprunter aux heures fugitives du printemps ? La plus belle corde des lyres ne devait avoir pour mes chants que des accords rebelles. D'ailleurs cela eût-il été bien à sa place dans ces poésies de truelle, de plâtre et de mortier ? L'art délicat, qui enferme une pensée triste, profonde et douce, dans un cadre ingénieux et charmant, comme dans la chanson le Temps (de Béranger), ne m'a pas révélé ses divins secrets.
   Mais quel est l'homme qui, au bruit de l'airain sonore, ne s'est écrié au moins une fois dans sa vie : Vieillard, épargnez nos amours !
   Encore une fois ce livre est rude, triste, non parce qu'il est le produit d'un désabusé hypocondre, mais parce qu'il est le reflet d'un monde dans lequel je suis né, où j'ai vécu, où je mourrai.


Montmartre, septembre 1881.
(Une Voix d'en bas, 1881)



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