Éditions PLEIN CHANT
Marginalia


f


par

Michel Ohl




À Edmond Thomas


Une liseuse de Vanves
me parle de Jean Bonnot de Mably, frère de Gabriel Bonnot de Mably et d’Étienne Bonnot de Condillac, je l’avais complètement oublié, ce Jean Bonnot, et je l’avais déjà oublié à l’époque de la Bande à Bonnot de Mably, faut croire, soyez certains qu’il y eût eu un rôle, sinon, le Jean Bonnot, dans ladite Bande, parce que les « bonnes petites buvettes »  du Livre VI des Confessions il les faisait chez Jean Bonnot, avec le vin volé à Jean Bonnot, et caché au fond de l’armoire de sa chambre de précepteur des fils de Jean Bonnot, le Rousseau Jean-Jacques, et il buvait des petits coups « en lisant quelques pages de roman », et de ces bonnes buvettes je me souviens très bien parce que, les Confessions, je les ai lues dans ma chambre de la maison natale, en buvant le vin volé à mon père, quand je suivais les cours par correspondance de… de Vanves justement ! et le « spécial Jean Bonnot » que je méditais pour le site Plein Chant sous forme d’addenda à la Bande à Bonnot de Mably (« Du bu au lu et retour ») disparaît à l’instant où j’évoque ma professeure de lettres de seconde M’ du centre national de télé-enseignement.

Son Céline (1) vient de sortir : ah, l’heureuse rencontre, madame ! quelle chance est la mienne ! lui écris-je au dos d’un devoir sur l’Émile ; j’ai découvert Bagatelles pour un massacre et Voyage au bout de la nuit entre Paul Chack et Alexis Carrel dans la bibliothèque de mon grand-père l’officier de marine et depuis je ne quitte plus ma folie-Céline ! j’ai marqué au mur


pris au début de Bagatelles, et


la réponse de Robinson au « Maman ! maman ! » du capitaine du Voyage qui crève en pissant le sang, et lorsque j’entends maman m’apporter mes calmants… mille cinq cents putains de wagons de foutre (2) vite ! vite ! je raccroche les paysages de tatie Georgette au-dessus de mes inscriptions ! et je fourre la bouteille au fond de l’armoire ! écris-je à ma télé-enseignante et votre nom, NICOLE DEBRIE, fait BRIO DE CELINE ! quelle aventure, décidément ! c’est inouï ! et voilà qu’un demi-siècle après j’envisage de retracer pour le site Plein Chant l’histoire de ma célinopathie ! inouï vraiment.

Et si l’on se bornait aux souvenirs du fameux exposé du lycée de Mont-de-Marsan « Céline juge de Ferdinand » ?

Non, non, racontons plutôt notre expédition à Paris chez Nicole Debrie !

Et la traversée de la Ville phare à la recherche du domicile de ta payse Christine de Rivoyre ?

Phare mon œil ! ai-je rejoint Christine ?

La porte s’est ouverte l’espace de vingt secondes et cinquante centimètres seulement, le temps d’un regard et demi, et votre roman s’est arrêté rue Suger (3) en 1974.

Simple pause… Parce que la vie n’est pas finie non mais sans blague ! Ou presque pas.

Ainsi soliloqué-je tandis que Jean-Jacques sirote, lisotant, depuis deux cent soixante-douze ans il digère sa « chère petite brioche » dans le secret du confessionnal au milieu de ses fleurs desséchées d’immortelles, cela pourrait donner une touchante élégie pour le site Plein Chant mais ne voilà-t-il pas que notre élève par correspondance accélère le rythme de ses buvettes à la maison natale ! il se cingle le nez ma parole ! il a balancé Rousseau et branché le pick-up où Gainsbourg chante La Nuit d’Octobre

Honte à toi qui la première
M’as appris la trahison,
Et d’horreur et de colère
M’as fait perdre la raison

la traîtresse « à l’œil sombre », « au regard corrupteur », est-elle George Sand ? Mme Beaulieu ?… sandiens et beaulieusards se déchirent, il se démolissent la tronche, il ne se passe pas une nuit d’octobre que l’un d’eux ne succombe sous les coups, la guerre des exégètes ayant éclaté en 1857 aux obsèques de Musset évaluez le total des pertes humaines et chantez la Sand ou la Beaulieu, selon la voix de votre cœur, en autant de vers de six pieds que le poète a vu d’automnes, tel est le dernier devoir proposé au garçon dont je suis le précepteur, je lui enseigne à cinquante ans et cent verstes de distance le français arithmétique grâce à la machine à descendre de temps mais il a sa dodose, le drôle ! laissons-le cuver ! s’il dort assez vite (5ans/heure environ) il peut être moi, à ma place, au réveil, et qui sait alors si ne jaillira la bonne idée de note pour le site Plein Chant, parce que, entre nous, ce que j’ai écrit jusqu’ici ou rien, c’est kif-kif (4) :

« À Mont-de-Marsan, nous avions un copain d’une naïveté sans nom, Labenête, on lui fit croire que tout ce qu’il disait était un calembour, il ne pouvait plus ouvrir la bouche sans que nous éclatassions de rire, et, s’il demandait du feu, on le suppliait d’en finir avec ses jeux de mots tuants, un soir, chez Pascalin, on a appris son suicide à l’asile psychiatrique voisin du lycée, où il s’était réfugié de peur d’attenter à ses jours, et puis la bande s’est disloquée, j’ai su au fil du temps la mort de tous les camarades. » (5)

 




1. Nicole Debrie-Panel, Louis-Ferdinand Céline, Emmanuel Vitte, 1961 ; Lyon.
2. Casse-pipe.
3. Décor de Reine-mère (Grasset, 1985) : s’y glisse une allusion archifine à l’entrevue éclair.
4. (Le lecteur jugera. N.d.É)
5. Cf. Lettres de Dupuis et Cotonet : « Nous avons connu un honnête garçon à qui ses amis, en voyage, avaient persuadé que tout ce qu’il disait était un calembour : il ne pouvait plus ouvrir la bouche que tout le monde n’éclatât de rire, et, quand il demandait un verre d’eau, on le suppliait de mettre un terme à ses jeux de mots fatigants. » (Plein Chant, 1994, p. 71.)




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