Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

 
10 juin 2017







Un prosateur, un poète et l'épicier


   

Léon-Paul Fargue avait placé  en épigraphe de  « Géographie secrète », in Haute solitudemile-Paul Frères, 1941), une longue citation de Balzac, sans en donner la référence précise :
« Mais a-t-on bien examiné l’importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les anciens eussent déifié peut-être ! Spéculateur, vous bâtissez un quartier, ou même un village ; vous avez construit plus ou moins de maisons, vous avez été assez osé pour élever une église ; vous trouvez des espèces d’habitants, vous ramassez un pédagogue, vous espérez des enfants ; vous avez fabriqué quelque chose qui a l’air d’une civilisation, comme on fait une tourte : il y a des champignons, des pattes de poulets, des écrevisses et des boulettes ; un presbytère, des adjoints, un garde champêtre et des administrateurs [Balzac avait écrit : administrés] : rien ne tiendra, tout va se dissoudre, tant que vous n’aurez pas lié ce microcosme par le plus fort des liens sociaux, par un épicier. »
Le passage venait de « L’Épicier », une longue notice humoristique plutôt que satirique, écrite par Balzac pour Les Français peints par eux-mêmes (Léon Curmer, t. I, 1840), dont on trouvera un extrait plus étendu en cliquant ici. La citation, « ce beau morceau » comme dit Fargue, une fois donnée, on entre dans le vif du sujet, Fargue lui-même, qui s'approprie le personnage de l'épicier balzacien tout en le mettant au goût du jour – le goût argotique :
« Tout jeune, ce beau morceau me donnait envie d’écrire. Le fait, trop prouvé par ma concierge, qui ressemblait alors à une vitelotte [une variété de pomme de terre], que la société, même la plus petite, celle qui tiendrait dans une guimbarde, devait le mystère de son déclenchement et les huiles de sa bonne marche à un épicemar, me travaillait la nuit comme un rêve érotique et m’entrait loin dans l’imagination ».
Suit la description pittoresque de deux épiciers ayant boutique dans le quartier où résidait Fargue, puis oubliant les épicemars piliers de la société selon un Balzac railleur, Fargue nous fait entrer dans son univers, qui n'a rien à voir avec celui de Balzac, en nous faisant participer à ses promenades dans un Paris presque onirique tout en restant très matériel, qui permet d'explorer des quartiers différents,
« des quartiers qui sentent la viande, la reliure, le tan, le yoghourt, le labour ou les orties. D’autres enfin où des âmes pressées courent l’une après l’autre sous les semelles de la police, où l’on aperçoit des moutons et des anges, des vieilles carcasses de mendiantes aux jambes rapiécées, des corbeilles de sentiments, des membres de gosses et des trous d’enfer ».
À force d'explorations dans Paris, la ville, pour ainsi dire, lui est entrée "dans le corps", et ce corps étant celui d'un poète, le lecteur en reçoit le contrecoup par l'intermédiaire de mots, de phrases imagées. Fargue tout en marchant, dit-il, en fantôme au milieu des décombres, joue en réalité avec le langage, cherchant les mots rares et cultivant les assonances, si bien que les ételles (Littré : morceau de bois plus gros que le copeau, produit par les charpentiers et les scieurs  de long en équarissant  les pièces de bois), amènent un improbable attelage : « J’ai amassé les ételles de mon univers pour le voir s’écrouler à mes pieds dans un limon de géographie où tout se mêle, les yeux des hommes et la forme des rivières. Rien n’a tenu de mon attelage ».
À la recherche, au cours de ces vagabondages, de lui-même tel qu'il fut autrefois, le poète regrette de n'avoir pas trouvé de centre autour duquel organiser des lambeaux hétéroclites, enviant Balzac d'être parvenu à découvrir  l'épicier pour faire tourner autour de lui la société devenue, grâce à lui, harmonieuse et vivable, – un épicier, faut-il le dire, imaginaire autant que le Paris de Fargue, prétexte, pour Balzac, à dérouler un morceau de prose où est moqué le prosaïsme de la société.

Accueil | Nouveautés | Marginalia











j