Éditions PLEIN CHANT

Marginalia



Aventures curieuses et plaisantes de M. Galimafrée,

homme du jour




Ouvrage que personne n'a jamais lu et que tout le monde lira ;
PAR UN SOLITAIRE DU PALAIS-ROYAL

Honni soit qui mal y pense.


Paris.
 Imbert Fils
1814






CHAPITRE XVIII.

Galimafrée devient le secrétaire d'une espèce
de savant, et ensuite d'un politique ; il sert à faire
la fortune de l'un et de l'autre.

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Madame Galifrée avait laissé quelques rentes à M. Galimafrée, et lui-même en avait qui lui appartenaient en propre. Il pouvait donc vivre dans une liberté et une oisiveté parfaites. Ne sachant cependant quelles distractions se donner, il se fit annoncer dans les Petites-Affiches comme un homme qui cherchait de l'emploi. Il y déclarait, ce qui était vrai, qu'il savait plusieurs langues, et était même profondément instruit dans des sciences dont il n'est pas facile de trouver des adeptes. Un monsieur vint lui proposer d'être son secrétaire ; le monsieur n'offrait que douze cents francs mais douze cents francs bien payés et l’on sait d'ailleurs, par ce que nous avons dit plus haut, que M. Galimafrée n'était pas obligé d'attendre après ses appointemens pour vivre. Le monsieur exigeait que, pour ses douze cents francs, M. Galimafrée lui appartînt tout entier, des pieds à la tête, et que toute sa science enfin fût à sa disposition. Le monsieur avait beaucoup d'ambition, et peu de moyens: il cherchait à devenir homme de lettres, à jeter dans le public des ouvrages qui pussent lui faire un nom et lui ouvrir la porte des honneurs, mais quelques amis, qu’il consultait sur ses essais, le détournaient de livrer à la critique son style lourd et diffus. Nos lecteurs connaissent depuis longtemps M. Galimafrée, et n'ignorent point qu'il n'était pas lui-même un homme de lettres de force à faire la réputation d'un autre, puisqu'il n'avait jamais pu faire la sienne propre. Après l'avoir mis à l'épreuve, le monsieur en jugea comme tout le monde.

Voulant cependant utiliser ce secrétaire de nouvelle espèce, il s'imagina de se faire donner par lui des leçons d'une science sur laquelle il est d'autant plus facile de tromper le commun des hommes, que peu des plus savans sont en état d'en décider. Il indiqua en même temps un cours, s’annonçant comme un professeur qui méditait depuis long-temps le dessein de rendre aisée pour les autres l'étude de ce qu'il savait lui-même. Les leçons commencèrent, et le cours s'ouvrit. Le monsieur enseignait le soir ce qu’il avait appris le matin. Dame nature, qui ne sert pas toujours les gens comme ils le voudraient, lui avait refusé une élocution brillante ; il parlait difficilement et sans clarté : on attribua à cette difficulté de s'énoncer, les nombreuses fautes qu'on lui entendit faire journellement ; et grâces à quelques ressorts d'intrigue qu'il sut faire jouer à propos et habilement, son cours n'en fut pas moins, au bout de quelque temps, un des plus célèbres.

Le monsieur était laborieux ; et qui ne le serait pas quand l'ambition et des commencemens de succès aiguillonnent ! Il se mit à faire des gros livres, bien remplis et bien pesans, sur la science qu'il enseignait par ricochet. Ces livres, revus et corrigés avec soin par le secrétaire en question, firent fortune. Les amis, les connaissances, les hommes dévoués, et même beaucoup de gens tout-à-fait étrangers aux intérêts de M. de***, se mirent à crier de concert, et à qui mieux mieux : « mais c’est réellement un génie, un savant, un être extraordinaire et privilégié que monsieur un tel ! Eh vite ! eh vite ! que quelque récompense glorieuse vienne honorer en lui la nation toute entière ! »

M. de*** voulut profiter du moment pour se faire recevoir dans une société littéraire et scientifique, où chacun briguait l'honneur d’être admis. « Bon ! se dit-il ; avec un peu de constance, d'adresse et de magnificence, pourquoi ne parviendrais-je pas à cet objet de tous mes vœux ? Cette société fait plus la difficile qu'elle ne l'est en effet. Je puis bien être regardé comme un savant ; mon cours est suivi et vanté, mes livres se vendent bien, et je reçois tous les jours, des hommes les plus considérés en Europe dans la carrière où je suis entré, des lettres portant pour adresse : À l'illustre ou à l'illustrissime monsieur un tel. Encore une fois, pourquoi cette société littéraire et scientifique me repousserait-elle de son sein ? On l'a bien vu y admettre des généraux, comme des hommes excellant dans une profession mécanique. » Et M. Galimafrée se met fièrement sur la liste des candidats, et va ensuite faire des visites à chacun des membres de l'illustrissime société. En cela M. Galimafrée n'agit point en intrigant : il ne fait que suivre un usage consacré par un grand nombre d'années ; usage, il est vrai, un peu singulier, puisqu'il veut que l'on sollicite comme une place un honneur qui devrait être décerné au plus méritant, ne fût-il jamais sorti de son grenier que pour aller chez son libraire ou chez son imprimeur.

Cela n'allait pas encore assez bien. M. Galimafrée s'aperçut que les savans de la société riaient sous cape, et il craignit que ceux-là entraînent les autres. Le scrutin ne lui fut pas favorable. Comment donc gagner ces dangereux Aristarques ? M. de*** consulta son secrétaire. « Des savans, lui dit celui-ci, sont à peu près comme les dévotes ; on les prend par la gourmandise et la friandise : donnez des goûters. — Eh bien ! oui, j'en donnerai, et qui mériteront un plus beau nom que les goûters ordinaires : je veux éblouir mon monde; quelques indigestions, et mes gens sont à moi ! »

Bientôt il ne fut plus question que des thés de M. de***. Le solide s'y trouvait joint à l'agréable, et à de tels goûters on pouvait tout à la fois déjeuner, dîner et souper. Il s'y rencontrait encore des femmes charmantes qui savaient à propos distribuer des œillades et des conplimens. C'est quelque chose pour un vieux savant, que d'être loué par une jolie femme au milieu d'un bon repas ; cela le réchauffe au moins autant qu'un homme transi de froid que l'on fait approcher d'un bon feu ; et je suis persuadé que s'il lui échappait alors un vers, on y trouverait de la prétention à valoir Corneille.

M. de*** commença par être un homme dont il fallait s'amuser, mais dont on ne pouvait refuser les honnêtetés ; au bout de quelque temps il parut un homme aimable que l'on pouvait voir sans se compromettre ; un peu plus tard quelques mots scientifiques, soufflés par le secrétaire dans le moment où l'on servait une poularde du Mans, le firent regarder comme un homme essentiel ; et dans la dernière séance, qui fut plus brillante que toutes celles qui l'avaient précédée, il fut proclamé un illustre et illustrissime savant fait pour honorer à tous égards la société où il avait l'indulgence de demander à être admis : et M. de*** fut admis dans la société littéraire et scientifique, où il rencontra bien des gens qui au fond ne valaient peut-être pas mieux que lui.

Son premier soin fut de se défaire de son secrétaire, témoin et instrument incommode de sa fortune ; désormais il en savait assez, ou était du moins dispensé d'en savoir davantage.

M. Galimafrée s’était accoutumé à n’être plus rien par lui-même, et à vivre d'appointemens quoique pouvant s'en passer ; il s'inscrivit de nouveau dans les petites affiches. Ce fut un politique qui cette fois le prit à son service, c'est-à-dire un homme qui prétendait à fixer les regards du gouvernement, et à devenir par ce moyen, quelque chose dans le corps social.

Que de beaux plans, de beaux projets rédigea dans cette maison M. Galimafrée ! il fallut écrire aussi, et des volumes de politique, c'est-à-dire des livres au moins aussi gros et aussi ennuyeux que ceux qu’il écrivait pour M. de***.

Au bout de dix-huit mois pendant lesquels M. Galimafrée gagna le quadruple de ses appointemens de l'année, par la patience et la complaisance qu’il lui fallut ; car si la rédaction des plans et des projets étaient de lui, l'invention était de son nouveau maître, et ce nouveau maître n’était point heureux en inventions ; M. la** rentra un jour plus gai que de coutume : « L'ami, dit-il en frappant amicalement sur l'épaule de M. Galimafrée, je suis très-content de vous et de votre travail, je vous dois une récompense, et je sollicite conséquemment quelque chose pour vous. – Quoi ! monsieur, vous avez la bonté ?… – Oh, mon Dieu, oui ; je demande pour moi une place importante : quand le maître avance, le secrétaire ne recule pas ; vous m'entendez, l'ami : il vaut mieux être le secrétaire d'un ministre que celui d'un simple particulier. » M. la**, suivant un usage généralement répandu, espérait plus qu'il ne devait obtenir. Il ne fut pas ministre ; il eut cependant, d'après l'examen que l'on fit de lui, une place assez considérable qui n'exigeait pas de grands talens. Il offrit alors à M. Galimafrée, dont la plume l'avait seule garanti de la honte d'un refus entier, de le suivre, avec une augmentation de six cents francs d'appointemens. M. Galimafrée cria à l'ingratitude, et donna sa démission.


(Pages 147-156.) 

    
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(à suivre)