Éditions PLEIN CHANT

Marginalia

CURIOSITÉS POÉTIQUES


Des vers brisés,

un chronogramme


et la lettre Q 



Ludovic Lalanne, dans ses Curiosités littéraires (Adolphe Delahays, Bibliothèque de poche par une société de gens de lettres et d'érudits, 1857), consacre un chapitre aux vers brisés, un autre aux chronogrammes. Les vers brisés, Tabourot des Accords les appelait vers couppez, les définissant  des vers «qui se font si gentilement que ne lisant que la moitié du vers, vous trouverez de petits vers François de quatre & six syllabes qui se riment au milieu du vers, & le plus souvent contiennent le contraire de ce qui est exprimé au vers entier» (Les Bigarrures du Seigneur des Accordz, chez Jehan Richer, 1583, p. 159). Voici donc des vers brisés.



Les chronogrammes, que Tabourot appelait lettres numérales ou vers numéraux, étaient des inscriptions où des lettres en majuscules étaient à lire comme des chiffres romains. Par exemple, l'alexandrin  solitaire:

à CheVaL, à CheVaL, gendarMes, à CheVaL.

donne la date de la bataille de Montlhéry, qui avait opposé le 16 juillet 1465 Louis XI et le duc de Bourgogne. Décryptage, en remplaçant les chiffres romains par leurs équivalents arabes:
à 100he5a50, à 100he5a50, gendar1000es, à 100he5a50
soit: 100+5+50+100+5+50+1000+100+5+50 = 1465.
Ouf!
En suivant à peu près ce schéma, on peut remplacer les rimes par des chiffres arabes; Ludovic Lalanne en donne un exemple.



Changeons de siècle. Augustin de Piis (1755-1832) avait écrit un poème en quatre chants et en alexandrins, L'Harmonie imitative de la langue française (Paris, De l'imprimerie de Ph.-D. Pierres, 1785). Au premier chant, il célébrait chaque lettre de l'alphabet en quelques vers composés avec des mots contenant la lettre célébrée et — là se trouvait la contrainte — l'évoquant par le sens. Voici, par exemple la lettre H:

L'H, au fond du palais hazardant sa naissance
Halète au haut des mots qui sont en sa puissance;
Elle heurte, elle happe, elle hume, elle hait,
Quelquefois par honneur, timide, elle se tait.


Que faire en arrivant à la lettre Q ? Elle faisait obstacle, non par les mots où l'on trouvait la lettre, mais par elle-même, puisque le son en était scandaleux. La réponse est donnée plus bas.



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VERS BRISÉS

cités par Tabourot des Accords


Tabourot (Les Bigarrures, p. 160) cite des vers composés par un jeune avocat qui avait chanté sa maîtresse de manière paradoxale, puisqu'il fallait lire uniquement les premiers hémistiches en suivant l'ordre des vers pour apprendre tout le bien qu'il pensait d'elle. Tandis que si on lisait les vers entiers en suivant l'ordre traditionnel…

Qui vous dict belle - Il ne dit verité
Il dict bien vray - Qui laide vous appelle

Vous estes telle - En fait de loyauté

Comme bien scay - Estes la non pareille

Tousjours auray - A vous hayne mortelle

A vous fiance - N'auray jour de ma vie

Et aimeray - Qui vostre mal revele

Vostre accointance - Dieu confonde & maudie.



VERS BRISÉS


cités dans La Muse folastre

Dans La Muse folastre, recherchée des plus beaux esprits de ce temps… (A Lyon, Par Barthélemy Ancelin, Imprimeur du Roy, 1611; 1e éd. 1600), pp. 89-90 du premier livre, on peut lire ce poème en deux états:

FOLASTRIE

Je ne sçaurois, maistresse, vous haïr :

Vous embrasser, c’est le bien où j’aspire ;

Mais je voudrois, vous embrassant, joüir ;

Vous delaisser, j’y trouverois du pire.


Coupez  ces vers en deux, vous y trouverez le contraire.


Je ne sçaurois

Vous embrasser,

Mais je voudrois,

Vous delaisser.


Maistresse, vous haïr,

C’est le bien où j’aspire ;

Vous embrassant, joüir,
J’y trouverois du pire.






UN  CHRONOGRAMME

cité par Lalanne dans Les Curiosités littéraires


Ludovic Lalanne donne, comme un quasi chronogramme, cette épitaphe épigrammatique destinée au maréchal de Saxe, dont elle vantait les prouesses amoureuses. Les chiffres romains des chronogrammes sont remplacés par des chiffres arabes dont la somme, 55 désigne l’âge du maréchal quand il mourut: né en 1695 (croyait-on, mais la date sera rectifiée :1696), il mourut en 1750.
On rappelle que le maréchal fut en effet un grand séducteur; que le berger Tircis, venu des Bucoliques de Virgile et francisé au XVIIe siècle dans L'Astrée, était l’image traditionnelle du parfait amant, modéré dans ses transports et fidèle à sa bergère; que hic jacet (ci-gît) était la formule habituelle inscrite sur les tombeaux.

Son courage l’a fait admirer d’un chac    1
Il eut des ennemis, mais il triompha     2

Les rois qu’il défendit sont au nombre de    3

Pour Louis, son grand cœur se serait mis en     4

En amour c’était peu pour lui d’aller à     5

Nous l’aurions s’il n’eût fait que le berger Tir    6

Mais pour avoir souvent passé douze, hic ja    7

Il mourut en novembre, et de ce mois le    8

Strasbourg contient sa cendre en un tombeau tout    9

Pour tant de Te Deum pas un De profun    10






LA LETTRE Q

chantée par Piis dans L'Harmonie imitative de la langue française

Au premier chant, on lisait (p. 16) :

Enfin du P  parti je n'entens  plus les pas,
Le Q traînant sa queue*, et querellant tout bas,

Vient s'attaquer à l'U qu'à chacun il choque,

Et sur le ton du K** calque son ton baroque.


* Autrefois, dans les écoles religieuses, pour ne pas prononcer la lettre Q, jugée imprononçable aux regard des convenances, on disait "queue longue" où la queue désignait en toute innocence le jambage de la lettre et non ce à quoi pensaient immédiatement les mauvais esprits.
** Avant la lettre Q, Piis avait été confronté (p. 14) à la lettre K que les mêmes mauvais esprits entendaient : cas (francisation de l'italien cazzo, le sexe des hommes). Piis surmonta la difficulté avec esprit, rangeant la lettre avec d'autres lettres, celles qu'André Pasquet, dans un Avis au lecteur  au début des Bigarrures appellait des mots
«tant salles & lubriques», soit le Q et le C (le cul et le con):

Le K partant jadis pour les Kalendes grecques,
Laissa le Q, le C, pour servir d'hypothéques.

*

L'histoire ne s'arrête pas là. L'année suivante, Piis publia Les Œufs de Pâques de mes critiques, Dialogues mêlés de vaudevilles (A Londres et se trouve à Paris, 1786), où il répondait (p. 65) aux quelques critiques n'ayant pas aimé L'Harmonie imitative. À propos de ses vers sur les lettres K et Q, il répondit en chanson sur l'air: Il étoit une fille, mais sans mettre les lettres capitales K et R en italique, car cette fois, il fallait lire: cas, air, cul.

D'un masque assez comique
Mon K s'est prévalu,

En général mon R a plu.

On a ri du critique,

Comme vous prévenu;

Qui tomba sur le Q……U!


Sautons quelques années. Colnet du Ravel avait publié des Mémoires secrets de la République des lettres, rédigés par l'Auteur des Étrennes de l'Institut, de la Fin du dix-huitième siècle, etc. [lui-même]; et par plusieurs Littérateurs indépendants (An VIII-An IX, 4 vol.). Au premier tome parut une analyse critique de L'Harmonie imitative où l'auteur anonyme faisait part de son indignation:

«Mais qu'avait fait à l'auteur le malheureux Q, pour qu'il le traitât d'une manière aussi ignominieuse? […] Le Q traînant sa queue! c'est bien humiliant. Aussi m'a-t-on dit que tous les Q devaient se rendre au Bureau central […] à l'effet d'inviter M. Piis à supprimer ce déshonorant hémistiche. Ce sera sans-doute un spectacle bien touchant de voir tous ces Q calomniés se réconcilier avec leur ennemi, et l'embrasser dans les transports de leur reconnaissance» (p. 34).




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