Éditions PLEIN CHANT

Marginalia


Du sens réel des


et des

et encore des







     On a eu le point de merde ; on avait eu auparavant le point d’ironie d’Alcanter de Brahm et avant encore, la ponctuation frénétique ou simplement romantique, qui scandalisait les classiques de la Restauration. Ne voilà-t-il pas que l’on se trouve devant une page entière de signes de ponctuation, et cela au… dix-huitième siècle !
L'Art de désopiler la rate, sans nom d'auteur mais compilé par Panckoucke, donnait cette page de signes ; elle se trouve tout naturellement dans les Œuvres complettes du comte de Caylus (Amsterdam et Paris, 12 volumes) et on peut la voir dans les Facéties du comte de Caylus (Paris, A. Quantin, 1879), réimprimées par Plein Chant (Bassac, 1993).




L'Art de désopiler la rate.


Œuvres badines, complettes,
du comte de Caylus
, 1787, t. X.






Facéties du comte de Caylus
Bassac, Plein Chant.


     Les signes que l'on vient de voir couvrent, dans L'Art de désopiler la rate et dans les Œuvres complettes, une page entière ; dans l'édition de Quantin reprise par Plein Chant, une page et deux lignes, mais dans l'édition originale de 1747, ils emplissaient 9 pages et le tiers d'une dixième page, ce qui était plus spectaculaire encore.

     L'ensemble de signes de ponctuation appartient à ce qui s'intitule Les Fêtes roulantes et les regrets des petites Rües, écrit par le comte de Caylus et sans doute un ou deux amis collaborateurs, à l’occasion des fêtes offertes en février 1747 par la ville de Paris pour célébrer le mariage, à Versailles, du Dauphin et de Marie Josèphe, princesse de Saxe. Le livre de 78 pages in-12 parut sans nom d’auteur ni adresse mais Panckoucke, dans L’Art de désopiler la rate, nous apprend que l’imprimeur de ce qu’il appelle un « livret » était Charles Osm., soit Charles Osmont. Comme dans les mascarades, on fit, à Paris, défiler des chars, le char de la Gloire, celui de l’Hymen, le Vaisseau de la Ville, le char de Cérès et enfin le char de Bacchus, et ce pour la plus grande joie des badauds parisiens qui pouvaient se livrer, avant et pendant le défilé, à diverses réjouissances : « On buvoit, on mangeoit et l’on dansait dans les grandes salles ; on rioit, ou l’on faisoit autre chose, dans les petites : c’était partout noces et festins ». Un char consacré à Bacchus ne pouvait pas ne pas exciter la verve de Caylus. On pense, en effet, que l’épisode suivant est inventé — mais, à vrai dire, peu importe — pour agrémenter le récit : « le char de Bacchus, qui étoit ivre, ayant pris le cul-de-sac de l’Opéra pour une rue, alloit enfiler tout droit et écraser une de ces demoiselles [une actrice de l’Opéra], lorsqu’un homme galant se mit au-devant, tira la barrière et sauva la demoiselle : de sorte qu’il n’entra que le timon, qui ne fit point de mal ». Réelle ou non, l'anecdote est prétexte à employer des mots à double sens, car le verbe enfiler, un timon qui entre sans faire de mal évoquent d’autres images que celles d’un accident de circulation.

     Les  cinq chars sont décrits tour à tour, en des relations supposées avoir été faites par des spectateurs, qui auraient envoyé un texte à l’auteur des Fêtes roulantes. La page de signes de ponctuation qui tient lieu de compte rendu du char de Bacchus amène ce commentaire des rédacteurs : « Il y a ici une lacune ; c’est une mauvaise plaisanterie d’un de nos Auteurs, chargé du Char de Bacchus, qui a cru s’en débarrasser en nous envoyant une lacune ». Et le texte continue avec « Histoire de la Princesse Lacune » qui paraît, à tort, être une digression et qui traite, sur le mode spirituel employé dans les salons, des signes de ponctuation, fictifs ou non.

     La princesse Lacune, donc, était née avant l’écriture ; sans écriture, point  de lecture, mais l’amour n’ayant nul besoin d’être inventé, la princesse aimait le prince Sous entendu, qui, à l’instar des petits-maîtres du temps de Caylus, s’exprimait par  hyperboles et allusions qui, traduites graphiquement, devenaient des points de suspension : « Trouvoit-il un fat, il l'embrassoit en  lui criant : Mais rends-moi  donc raison de cela ; tu as les yeux bien battus ; et je parie que..... ». Quand il faisait l’amour pour son  compte, cela restait sous entendu. Badinant avec la princesse Lacune, « il pressa, elle s’attendrit ; il cessa de parler, elle se tut : tout le reste est sous entendu ». Après l’amour qu'elle vient de goûter pour la première fois, la princesse, pour tuer le temps mais pour, aussi, utiliser l'énergie que venait de lui donner l'amour, invente des signes de ponctuation, élaborant ainsi un code, qui a tout d’un rébus : une petite marque, par la princesse baptisée virgule (baptisée, puisque l’écriture n’a pas été encore inventée), signifie une proposition, c'est-à-dire une déclaration d’amour. Toute déclaration appelle une réponse : favorable, elle sera marquée par un point sur la virgule mais si l’un ou l’autre est mécontent de son partenaire, il fera un « point aigu ». Il y aura encore « le point de douleur » signe de sensibilité physique ; des parenthèses indiqueront un tête-à-tête, qui coupe les amoureux de la société ; le « point admiratif » exprimera le sentiment réciproque d’amoureux qui se sentent seuls au monde, et le « point circonflexe » représentera l’amour que l'on fait*.

     L'impression de signes de ponctuation sans phrase à ponctuer, pour ainsi dire placés dans le vide, sera utilisée plus tard, en 1770, par Charles-Georges Coqueley de Chaussepierre (1711-1791), avocat et auteur dramatique, acteur comique et censeur,  dans une brochure parue sous l'anonymat : Le Roué vertueux, poëme en prose en quatre Chants, propre à faire, en cas de besoin, un Drame à jouer deux fois par semaine (Lauzanne, 1770, en réalité Paris, Claude-Antoine Joubert). Les quatre chants sont composés uniquement de signes de ponctuation, éloignés de quelques mots épars, comme l'on peut en juger ci-dessous ; chacun d'eux compte plus ou moins six pages.








Une page du premier chant.

La dernière page.


     L'intrigue exposée de manière elliptique dans les arguments qui précèdent chacun des chants montre combien l'auteur se moque des drames larmoyants, et, si l'on en croit  l'histoire littéraire, en particulier de L'Honnête criminel, par Fenouillot de Falbaire (1767), qu'il aurait parodié.  Dans l'argument du deuxième chant, qui résume en théorie le texte à venir du poème, on lit : « (…) Belle tirage sur la Loi naturelle. - Déclamation philosophique contre les Lois civiles. - Colère forcenée. - Mots entrecoupés. - Tortillement de bras. - Silence terrible (…) ». Puis le texte arrive, et de texte point, seulement des signes de ponctuation, et fort espacés. Relèverait-on les seuls mots perdus dans les pages, on obtiendrait une liste cohérente des thèmes usés et plus qu'usés employés par les auteurs dramatiques.

     Xavier de Maistre**, dans Voyage autour de ma chambre (1794), fait arriver « l'aimable Rosalie » au sommet d'un tertre, toute rose et blanche, ravissante. Cela au onzième chapitre, qui est suivi par cette page, tenant lieu de chapitre XII :





Xavier de Maistre, avec ses points de suspension encadrant un unique substantif, image de l'unique Rosalie, a confectionné une sorte de calligramme. Coqueley de Chaussepierre, avec ses virgules, points-virgules, deux-points, points d'exclamation ou d'interrogation tenant lieu de texte, s'est moqué ; il se moquera de nouveau, mais à demi seulement, dans Monsieur Cassandre, ou les effets de l'amour et du verd-de-gris (1775) où il annoncera des livres sous presse (qu'il n'a jamais eu l'intention d'écrire) parmi lesquels se range un Traité complet de la ponctuation, ou manière de tirer le plus grand parti des signes de suspension dans le discours, 2 vol. in-8°. Sérieux ? Pas sérieux ?  Il reste néanmoins toujours dans un territoire connu. Caylus, lui, dans sa fiction de la princesse Lacune, avait mélangé de vrais signes de ponctuation à d'autres signes inventés : le point de douleur, le point admiratif, le point circonflexe. On voit là des inventions qui annoncent le point d’ironie, le point de merde, le point d’exclamation interrogative, ou d’interrogation admirative, proche du point exclarrogatif, ou interrobang, les points finauds (pluriel de final) et le point tu (qui se passe d’explication)***. Rien de nouveau sous le soleil ? Non, l'imagination créatrice, tout inventive qu'elle soit, crée une histoire,  et tel qui pense inventer et d'ailleurs invente réellement, fournit la matière d'une histoire qui se constituera après lui, dans laquelle cette imagination créatrice et vivante sera comme momifiée. Horreur ! Aussi terminera-t-on avec plusieurs … … … …

 NOTES

* Le texte de Caylus, ici paraphrasé.
** La page reproduite est celle de l'édition José Corti, collection Romantique n° 9, 1984, qui reproduisait l'édition de 1839.
*** On cite une fois de plus Le point de merde, par M…, alias Michel Ohl.



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