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Apostilles
 




LOUIS JOU, LE TYPOGRAPHE INVENTEUR

Mais ce qu’il faut être marteau
pour entreprendre ce que je fais.

(L. Jou, lettre à A. Suarès, 1er octobre 1926)

A. France, Les Opinions de Jérôme Coignard, illustré par Louis Jou.
(À gauche, Louis Jou, à droite Anatole France.)

    
       


Il était une fois un jeune poète qui cherchait à gagner sa vie… Non ! Pas Louis Jou massif et tonitruant, pas Louis Jou l’artisan du livre, graveur, imprimeur, éditeur, mais le frivole François Bernouard, laveur de fiacres après avoir quitté sa famille, puis apprenti-mécanicien dentiste, et, bien sûr, poète. Il ne pouvait payer un éditeur qui imprimerait ses vers ? Qu’à cela ne tienne, il deviendrait éditeur.

Architypographe des Muses
François Bernouard tu t’amuses
À publier les petits vers
Des jeunes gens doux et pervers. (1)

Roland Dorgelès raconte les débuts du poète-imprimeur :

puisque les imprimeurs avaient l’aplomb d’exiger des avances il [Bernouard] ferait le travail lui-même. Il apprit à « lever la lettre » chez un vieux typographe libertaire, acheta à crédit une vieille presse à bras presque hors d’usage et de beaux caractères du XVIIe, commanda du papier genre ancien, loua un hangar rue Dupuytren, et s’établit crânement à l’enseigne de la Belle édition. (2)

 Au 9 de la rue Dupuytren, Bernouard travaille avec l’aide de Francis Carco, d’Adolphe Clarnet, de Louis Jou, à peine son aîné : il est né en 1884, Louis Jou en 1881. Francis Carco : « Rue Dupuytren, où la Belle Édition tirait orgueil d’une presse à bois impraticable, nous gagnions notre vie, le composteur aux mains et le sourire aux lèvres. Jou, le graveur qui devait plus tard s’illustrer, m’enseignait ». (3) Louis Jou ne se contentait pas de faire partager sa science de la typographie : « Je [Carco] chantai dans la cour. Jou courait les librairies avec d’immenses factures et Clarnet, un Roumain, s’efforçait noblement d’intéresser ses relations à nos stériles efforts. Pourtant rien ne réussissait. On me jetait pour mes chansons, des sous anglais ou italiens. Jou revenait bredouille de ses tournées. Clarnet faisait la noce et Bernouard s’arrachait les cheveux » (4). Émile Zavie venait l’après-midi, pour corriger les épreuves ; le peintre et illustrateur Pedro Creixams, que l’on appelait alors Pierre l’imprimeur, fut ouvrier typographe dans l’atelier de Bernouard. Pascal Pia :

je le voyais [Cendrars], de temps en temps, vers 1920, à Montparnasse, ou à Montmartre, en compagnie de notre ami commun, le peintre Creixams, alors ouvrier typographe chez Bernouard dans l’atelier de qui furent tirées plusieurs de ses premières plaquettes. (5)

Creixams était catalan et fier de l’être : fut-ce le catalan Louis Jou, qui l’avait conduit là ?
Si l’on en croit Jean Mollet, ironiquement baptisé le Baron Mollet par Apollinaire, Louis Jou joua dans la création de l’artisanale maison d’édition un rôle bien plus important que celui décrit par Francis Carco, puisqu'il manœuvrait la légendaire presse à main :

deux de mes camarades, le graveur Louis Jou et François Bernouard eurent l’idée de rénover l’imprimerie non avec des machines modernes, mais au contraire avec un matériel qui aurait pu servir à Gutenberg […] On avait donc une presse à main que Jou manœuvrait, et quelques caractères. (6)

Ainsi naquit « La Belle Édition », baptisée en 1910, se montrant pour la première fois en public sous les aspects d’un recueil de poèmes écrits par un poète de vingt ans, Henri Bouvelet qui va mourir en 1912 ; mais la couverture de son livre, Le Royaume de la terre, ne portait pas encore la rose dessinée par Paul Iribe qui sera la marque de Bernouard à partir de 1911. Cocteau avait fondé une revue de luxe (10 nov. 1909-15 mars 1911), Schéhérazade, Album mensuel d'œuvres inédites d'art et de littérature (Le ballet Shéhérazade, sur une musique de Rimski-Korsakov, avait été représenté au théâtre de l’Opéra le 4 juin 1910), financée par Henri de Rothschild (André Pascal quand il écrivait), également mécène de Bernouard, qui « avait fondé [sa] maison d’édition avec un capital social de 1.000 francs, obtenus d’un Rothschild "par des voies détournées et qui offensent la morale" » (7). De Schéhérazade Renouard fut pour les premiers numéros le directeur-gérant ; on retrouve Henri Bouvelet au n° 4, directeur à ses côtés, devenu au n° 5 rédacteur en chef, tandis qu’Émile Zavie était rédacteur en chef. En 1910, Bernouard abandonne épisodiquement sa marque, «À la Belle Édition », pour placer le mot magique Schéhérazade, actualisé par le ballet dansé par Nijinski (4 juin 1910) ; on le voit deux fois sur un recueil de dessins exécutés par Dunoyer de Segonzac durant les répétitions du ballet : dans le titre, Vingt-quatre dessins sur Schéhérazade (Ballet russe), et en guise d’adresse d’éditeur : "À Schéhérazade", 9, rue Dupuytren à Paris. La plaquette parut sans date, suivie en 1914 d’une seconde édition : Vingt-six Dessins…, sous la rubrique À la Belle Édition. François Bernouard imprime encore La Vogue française (4 pages in-folio) qui dura à peine plus d’un an (premier numéro, 1er juillet 1910) ; gérant, il sera remplacé par le Baron Mollet dès le deuxième numéro. À la fin de cette année, Bernouard déménage pour s’installer 71, rue des Saints-Pères, dans la cour de la vieille maison où vivaient à des étages différents Remy de Gourmont, Berthe de Courrière, sa vieille maîtresse, et l’un des frères de Remy de G., Jean. C’est dans un univers différent de celui de Bernouard qu’évolua Louis Jou.

Louis Jou, né à Gracia, près de Barcelone, le 29 mai 1881, fut placé vers dix ans dans une grande imprimerie de Barcelone, l’Imprimerie Torquato Tasso, en qualité de saute-ruisseau, puis d’apprenti. Il eut la chance d’être distingué par le conseiller artistique de la maison, Eudald Canibell, qui le prit à son service personnel puis le fit embaucher à la Bibliothèque Arus, où lui-même était conservateur. Il forme son goût, lui montre des manuscrits, des incunables très proches encore des manuscrits, des livres du XVIe siècle. Louis Jou doit maintenant travailler, pour être mieux payé, chez un peintre décorateur de maisons, il dessine pour des journaux, mais vers 1906 il quitte Barcelone pour Paris, où il connaît déjà le musicien Joseph Civil ; c’est alors qu’il travaille avec François Bernouard, de la manière que l’on a vue. En 1913, il prépare son premier livre, annoncé dans la presse par Apollinaire, qui l’avait connu en fréquentant l’atelier de François Bernouard :

après avoir frappé à un grand nombre de portes parisiennes, [Louis Jou] décida enfin de soumettre à son auteur préféré quelques bois qu’il avait gravés pour illustrer les Opinions de Jérôme Coignard. N’osant demander une audience à l’académicien illustre, il se contenta de déposer chez M. France quelques-unes de ses planches soigneusement enveloppées dans un journal. (8)

L’histoire se termine en conte de fées : Anatole France avait aimé, il propose d’écrire une préface pour une nouvelle édition des Opinions de Jérôme Coignard – elle paraîtra en 1914 – illustrée par Louis Jou, et vendue par souscription aux membres de la société Les Cent Bibliophiles, dirigée par l’avocat Eugène Rodrigues aux vues très personnelles : les illustrations devaient avoir été gravées par les artistes qui les avaient conçues – Louis Jou pensait exactement comme lui. Mieux : Louis Jou voulait un dialogue implicite, par le truchement de ses bois entre le graveur et l’auteur, comme on le voit sur l'illustration du titre, plus haut, où Louis Jou se place en retrait d'Anatole France, mais dans une attitude de conseiller. En 1924, Louis Jou confectionnera d’autres éditions d’Anatole France, dont une édition de Thaïs, commandée elle aussi par Les Cent Bibliophiles, avec 147 bois dessinés et gravés, en couleurs, dont 9 hors-texte et 3 lettrines. Louis Jou avait utilisé des caractères typographiques inventés par lui, dits caractères « de Louis Jou & Bosviel », en hommage au docteur Bosviel qui l’avait soigné à l’hôpital Cochin où il avait été hospitalisé pour une blessure au pied et qui  deviendra un ami protecteur.

Une seconde rencontre marqua Louis Jou : celle d’André Suarès, croisé chez un imprimeur typographe de Montparnasse, Frazier-Soye. Le grand couturier Jacques Doucet, ayant abandonné les chiffons (de luxe) puis vendu sa collection de meubles, tableaux, tapisseries, sculptures, bibelots du XVIIIe siècle, s’était senti une âme de mécène. Bizarrement, lui qui ne connaissait rien ou presque à la littérature, il éprouva l’envie de posséder une bibliothèque (de luxe) et chargea, en 1916, l’écrivain André Suarès de la constituer. Au cours de ses pérégrinations chez les imprimeurs et les libraires, André Suarès rencontre Louis Jou et se fait agent littéraire officieux auprès de Jacques Doucet, qui finançait les ouvrages de ses protégés – les plus célèbres par la suite, en 1920, furent André Breton et Aragon, à vrai dire plutôt ingrats : « Si ce n’était qu’on a l’espoir de vendre un manuscrit, ce qu’il l’aurait envoyé bouler », fait dire Aragon à l’un des héros d’Aurélien, Paul Denis, en grande partie son image (9). Jacques Doucet exigeait en effet de ses courtisans entretenus des lettres qui satisfaisaient sa curiosité immédiate et seraient plus tard, espérait-il, des manuscrits recherchés. Première lettre de Suarès, écrite de manière à susciter un impérieux désir d’acheter :

Avez-vous rencontré le graveur Jou, mon cher Magicien ? Il vaut la peine d’être connu. […] il ne grave que depuis cinq ans. Ce qu’il a fait depuis est prodigieux […] je ne crois pas que personne sache le vrai livre mieux que lui, le livre admirable de l’âge d’or, à Paris, à Lyon et à Venise. En outre, il sait le livre espagnol, que nous ignorons tous. (10)

Habilement, André Suarès ajoute à la fin de sa lettre un post-scriptum, comme si la pensée du livre à acheter lui venait à l’esprit au moment où il écrivait : « Puisque je vous parle de Jou, avez-vous ses quinze planches le Chemin de la Croix ? » Le Chemin de la Croix, paru en 1916, était un album de 15 bois gravés, in-folio, tiré à 105 exemplaires, commandé par Mme Bosviel, la mère du docteur Bosviel à qui son fils, parti à la guerre, avait recommandé Louis Jou. Un an plus tard, Suarès obtient ce qu’il voulait vraiment ; non point l’achat du Chemin de la Croix, mieux : le financement par Jacques Doucet d’un livre écrit par lui, qui sera illustré de deux gravures sur bois à plein page et de lettrines de couleur par Louis Jou, et imprimé sur papier de filin, un papier sonore et quasi indéchirable, fabriqué par des Auvergnats avec des câbles marins disent les uns, avec de vieux chiffons disent les autres. Le livre, Amour, poème de Félix Bangor [A. Suarès], traduit sur le texte gallois de Llandaff House et publié par William Makepeace Bruce D.D. M.A. PH.D [les diplômes du supposé éditeur], traduit de l’Anglais par Ponce Baudel lecteur de Français à l’université de Swansea [toujours A. Suarès], parut en 1918 chez Émile-Paul frères, mais sous la date de 1917, année où fut décidée la création du livre. Lettre de Suarès à Jacques Doucet, 2 novembre [1918] : « Le livre enfin est achevé, mon cher Magicien. Il ne l’eût pas été sans vous » (11). Dans la foulée, André Suarès annonce qu’il prépare Poète tragique, avec onze bois de Louis Jou ; le livre paraîtra en 1921 seulement, chez Émile-Paul frères, mais sans les bois de Louis Jou. Cependant, cette année-là paraissait le premier livre confectionné par Louis Jou avec ses propres caractères typographiques : Le Prince, traduit par son ami T’Serstevens de Il Principe, de Machiavel (version de 1550), avec des bois de Louis Jou – lettrines, bandeaux et culs-de-lampe en noir et rouge. Le livre, tiré à 310 exemplaires sur vergé filigrané Joseph Guarro, parut sous la rubrique Jou & Bosviel (esperluette comprise), Éditeurs 9 Quai-aux-Fleurs Paris. Le papier venait de Catalogne, fabriqué par Joseph Guarro, sur les indications de son ami ; l'adresse était celle de Louis Jou : un sixième étage, et « Encore cette location était-elle partagée avec des réfugiés : Mme Wanda Sacher-Masoch, veuve du grand psychiâtre et romancier allemand, avec son fils. (Le fils partageait seul l’appartement, sa mère habitait la banlieue) ». (12) 

Louis Jou avait, en 1916, découvert les Baux ; il commence par louer une maison, plus tard, il va restaurer de ses mains plusieurs bâtiments, avec l’espoir d’installer un jour un atelier. À Paris, il réalise, entre autres, un livre de son ami Albert T’Serstevens, Le Carton aux estampes, paru chez G. et A. Mornay, dans « La Collection Originale ». Sur la couverture, une gravure sur bois en brun-rouge et noir, un frontispice en noir, une page de titre en brun et noir. Pour chacun des dix-neuf chapitres, une gravure en pleine page et un bandeau, en noir ; une lettre ornée en camaïeu dont la teinte en vert, jaune, rouge ou bleu varie à chaque chapitre.

En 1925, Louis Jou devient imprimeur indépendant, installé dans un atelier à Paris, 13, rue du Vieux-Colombier, où il travaille avec sept ouvriers jusqu’en 1939, fabriquant des livres sur commande et publiant ses propres livres sous la rubrique « Les Livres de Louis Jou » et ses plaquettes celle de « Louis Jou ». C’est l’époque de la confection de Psyché de La Fontaine (1930), des Essais de Montaigne (3 vol., 1934-1936), des Oraisons funèbres de Bossuet (1939).

Les oiseaux de malheur tournent autour de Louis Jou : en 1938, c’est la guerre civile en Espagne, le 3 septembre 1939 la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne – les Oraisons de Bossuet, parues le 15 octobre 1939, ne suscitèrent aucune réaction, tout le monde pensait à la guerre. Louis Jou n’a plus d’ouvriers, la vie quotidienne devient difficile ; il se réfugie aux Baux, inactif malgré lui, mais heureux de la présence de ses livres :

 j’ai reçu 7 caisses avec mes livres des bibliothèques de mon atelier (de Paris). Je suis entouré d’incunables et autres du XVIme, ça console beaucoup. Pas de bois pour graver, mais je travaille pas mal à un tas de choses… (13)

Pierre Seghers qui l'a rejoint en 1944 transporte de Paris aux Baux, au printemps 1945 le matériel de Louis Jou, les presses à bras, du papier, des casses et des plombs ; de quoi imprimer les livres à venir, ceux qui paraîtront sous la mention « Les Livres de Louis Jou. Les Baux-en-Provence » et des livres pour divers éditeurs. Parmi eux se détachent Don Quichotte de la Manche (1948-1950) et Les Œuvres de Rabelais (1951-1952), parus, les quatre volumes de Don Quichotte et les trois des Œuvres de Rabelais chez Gerald Cramer, devenu éditeur à Genève en 1942, mais imprimés en France (Imprimatur), sous la direction de Louis Jou. Le texte de Cervantès avait été traduit par Francis de Miomandre ; pour confectionner le livre, Louis Jou s’était rendu sur les lieux parcourus par Don Quichotte ; cela lui prit deux mois. « Ainsi, avec une force et une vérité plus grandes peut-être que ne l’a fait aucun des 1.300 illustrateurs qui se sont penchés sur les aventures du chevalier de la Triste Figure, restitue-t-il à la fois l’esprit de l’œuvre et le cadre de l’action » (14). Pour Les Œuvres de Rabelais, Louis Jou s’était déchaîné : 65 bandeaux, 260 lettrines ornées, 84 culs-de-lampe, 136 gravures, 20 bois gravés à pleine page.

En juin 1945, Louis Jou a terminé Bouts de bois gravés par Louis Jou (Les Baux, Les Livres de Louis Jou), in-4°, 11 pages, 74 feuillets non chiffrés, 131 bois de divers formats. En 1960, paraîtra Bouts de bois II, 3 pages et 76 feuillets non chiffrés (Les Baux, Les Livres de Louis Lou). Le premier Bouts de bois, tiré à 65 exemplaires, donnait à voir des projets ou des planches rejetées, gravés de 1935 à 1945, mais surtout pendant la guerre :

J’ai beaucoup augmenté mon bouquin des Bouts de bois. Il a déjà une centaine de pages. Encore un an de guerre et ça pourra aller. Le regret est de ne pas avoir de presse. […] Et puis ces bois qui se font bien rares. (15)

Le titre, Bouts de bois, jouait sur les mots bois de bout, ou bois debout, ce bois dur utilisé par les graveurs de préférence au bois de fil et il disait, grâce au mot bouts, la difficulté de se procurer des bois adéquats, un temps de guerre ne permettant que des bouts de bois, non des beaux bois, fournis en abondance. La Danse macabre de 1953, 16 pages in-folio et 31 planches, tiré à 55 exemplaires, relève, bien qu’œuvre achevée, du genre hétérodoxe de Bouts de bois dans la mesure ou Louis Jou est présent, entier, sans la barrière d’un texte écrit par un autre. Il prend la parole dans un colophon :

Cet album a été gravé pendant la guerre de 1939 à 1944 et achevé d’imprimer en octobre 1953 aux Baux-en-Provence. Le lieu et mon âge ne me permettaient que d’attendre l’issue de ce drame hors de ma volonté. Graveur je gravais alors sur ce qui me tombait sous la main. J’ignore la valeur de cette œuvre mais elle fut de bonne foi & inspirée par la tristesse & l’angoisse nées d’événements tels que la folie collective de l’homme en déchaîne depuis qu’il a pris conscience de lui-même, Amen.

Dans La Danse macabre, Louis Jou, une fois de plus hétérodoxe mais d’une autre manière, donnait à voir la tête gravée du Christ aux épines, en la soulignant par l’inscription « MERDE !.. », encadrée des deux dates de la confection de l’album.

On comprenait ainsi que ce mot insolite était prononcé à la fois par le Christ qui allait mourir et par lui-même, écœuré devant ce qu’il venait de vivre pendant la guerre, peut-être prêt à mourir, lui aussi.

Louis Jou, loin d’imiter servilement les premiers livres imprimés au XVIe siècle se réappropria la manière de travailler et de concevoir l’architecture du livre des imprimeurs de ce temps, réinventant un nouveau langage graphique : « Vers 1911, je faisais des essais d’imprimerie lorsque mes tentatives me conduisirent, par un besoin d’unité, à l’illustration du livre. Je voulais revenir […] au langage graphique qui était complètement oublié » (16). À la fois typographe disciple des imprimeurs du XVIe siècle et graveur sur bois selon les principes de la xylographie médiévale, il se montre assez sensible à la nature de la lettre pour créer des caractères, et les disposer harmonieusement – les siens ou ceux des autres – sans toujours les juxtaposer, nichant, par exemple, une petite capitale dans une grande. Graveur sur bois, au moment où il creusait le bois il voyait, par l’esprit, l’image finale, telle que le lecteur la trouverait reproduite sur le papier, avec ses nuances de noir et les contrastes du noir des lignes et du blanc des espaces entre les lignes ou celui de larges plages blanches. Il a su garder la sobriété des hachures noires sur du blanc tout en s’autorisant, comme aux premiers temps de l’imprimerie, des lettrines en couleur, parfois même des gravures sur bois en couleurs. Typographe, il a traité la lettre comme une image, mais quelle image ! Il a toujours construit ses livres page après page, chacune d’elles parlant à celui qui avait le livre sous les yeux en même temps que celui-ci lisait le texte.  Un homme des lettres, donnant à lire le texte d'hommes de lettres tout en offrant un plaisir esthétique, tel fut Louis Jou.

Louis Jou, le tailleur d’ymage, l'amoureux du papier, meurt le 2 janvier 1968.







NOTES

1. - Apollinaire, L’Intransigeant, 6 avril 1911, dans Apollinaire, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1027.
2. - R. Dorgelès, Au beau temps de la Butte, Albin Michel, 1963, p. 87.
3. -
F. Carco, De Montmartre au Quartier latin, Albin Michel, 1927, p. 118.
4. -
F. Carco, De Montmartre au Quartier latin,
Albin Michel, 1927, p. 119.
5. -
P. Pia, « Blaise Cendrars », Carrefour, 13 février 1957 ; dans Pascal Pia, Chroniques littéraires (1954-1977), Du Lérot, éditeur, Tusson, 2012, p. 74.
6. -
Les Mémoires du Baron Mollet, Le Promeneur, 2008, p. 75.
7. -
R. Puig, Louis Jou,
Tramontane, 1960, p. 140.
8. -
Apollinaire, Mercure de France, 16 octobre 1913 ; dans Apollinaire, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 159.
9. -
Aragon, Aurélien, Folio, 2005, p. 345.
10. -
Lettre du 17 novembre 1917, dans A. Suarès, J. Doucet, Le Condottiere et le Magicien, Julliard, 1994, p. 156.
11. -
A. Suarès, J. Doucet, Le Condottiere et le Magicien, Julliard, 1994, p.189.
12. -
René Puig, Louis Jou, Tramontane, 1960, p. 144.
13. - L
ettre du 26 juin 1943, Catalogue Louis Jou, Liège-Paris, Magermans, 1993, p. 18.
14. -
André Feuille, Louis Jou, Bordeaux, 1984, p. 167.
15. -
Lettre de L. Jou à A. Suarès, Les Baux, 1er mai 1942, L. Jou et A. Suarès, Correspondance 1917-1948, Fondation Louis JOU aux Baux-de-Provence, 2010 , p. 311.
16. -
L. Jou, « Comment j’ai illustré mon premier livre », Plaisir de bibliophile, 1926, p. 81.

Ouvrages consultés :

Louis Jou graveur, imprimeur, éditeur 1881-1968. Catalogue de l'exposition, 15 décembre 1993 au 30 janvier 1994, Liège, Magermans, 1993.
André Feuille, Louis Jou Biobibliographie, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, 1984.
René Puig, Louis Jou, Perpignan, Tramontane [La Tramontane
est une revue mensuelle du Roussillon], Nos 436-437-438, 1960.
Louis Jou et André Suarès, Correspondance 1917-1948, présentée par  la Fondation Louis Jou, 2010

Les illustrations (sauf celle de la page du Prince (Machiavel), empruntées au catalogue édité pour l'exposition Louis Jou à Liège en 1993-1994 et imprimé par Magermans S.A. sur une mise en page de Matthieu Rémy Magermans, sont reproduites avec l'autorisation de la Fondation Louis Jou aux Baux-de-Provence. 



  La collection Type-Type de Plein Chant a été conçue, en partie, dans l'esprit de Louis Jou.
On pourra le vérifier en consultant le catalogue.




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