Éditions PLEIN CHANT

Marginalia

9 août 2012


Nous avons déjà exploré le vaste domaine de la ponctuation avec :
Jean-Pierre Brès
(1782-1832) qui avait frayé le chemin pour que Michel Ohl pût créer le point de merde.
Un échantillonnage de pages littéraires où les signes de ponctuation feignaient de remplacer les mots.

Voici "La ponctuation de l'Amour", un texte court (une minute…), extrait de Histoires d'une minute. Physionomies parisiennes illustrées par Gustave Doré, avec une préface par Charles Monselet (E. Dentu  1864).
L'auteur en est Adrien Marx (1837-1906), journaliste au Figaro après être passé par Le Boulevard, où étaient parues la plupart des courtes nouvelles données dans
Histoires d'une minute.


 




La ponctuation de l'Amour




   En néral, les femmes savent mieux la ponctuation que l'orthographe.
Ces petites machines qui agacent les mots
, — comme dit Mlle Prevost, une blonde pour qui Noël et Chapsal ont encore des secrets, se transforment sous la plume des amantes en dangereuses catapultes.

* * *

    Une observation bien établie et basée sur une lecture approfondie des messages morganatiques constate l’étrange rareté de la virgule et du point et virgule, dans les lettres de femmes. Cela tient sans doute à ce que leur emploi est sans éloquence.
Aussi allons-nous passer de suite à l’étude du

   POINT  

.

   Fouillez dans les épaves de vos amourettes, relisez ces billets d'amour à longue échéance (protestés souvent du jour au lendemain), et vous verrez que le point abonde dans le commencement des liaisons… La femme en abuse, car c’est le temps des rendez-vous timides, des mots d'ordre galants et des avertissements laconiques.
   On se connaît à peine ; on s'étudie, et si l’œil voulait aller trop vite en besogne, le point est là qui met un frein à l’expansion… C'est un œil noir toujours ouvert, plein à la fois d'espoir et de défiance sur un avenir qu'il ne connaît pas.

EXEMPLES DIVERS

« Amour et circonspection. » (LA DAME AU CHÂLE JAUNE.)

« On ferme la boutique à huit heures. » (FRANCINE.)

« Ce soir, au bal, chez Mme de Laffemas. » (ANAÏS DE PARMESAN.)

« Il est parti pour la chasse. » (SOPHIE GRUMELEAU.)


   LES DEUX POINTS 

:



 n'apparaissent que dans l’épistole de la femme cupide.
   Ces boulets jumeaux chauffés au rouge sombre, arrivent droit à votre porte
-monnaie avec l'intention de l'éventrer.
   Ex. : « Apporte
-moi avant midi : des gants, du coald-cream, un cachemire et 1,000 francs pour l’acquit du billet Cesselin.
   La vue des deux points fait dresser l'oreille aux roués du monde interlope : ils savent que ces deux croque
-morts ouvrent la marche d'un convoi de désirs… et qu'il faut les satisfaire, car un prince valaque est dans les environs, l’œil ardent, la tête éperdue, un portefeuille dans chaque main…

* * *
  

   En donnant à PLUSIEURS POINTS   

.....

le nom de points de suspension, les grammairiens ont eu raison surtout à l’endroit des Sévignés déclassées qui en abusent.
   Il est si commode d'exprimer, sans les dire, les menaces ridicules, les extases du cœur et les pensées impudiques !            

« Tu le veux ? Séparons-nous, mais je ne te dis que cela… »
« Et cependant je t’eusse bien aimé. En
fin… »

* * *

   Si plusieurs points jettent la fin des phrases dans un abîme mystique au fond duquel vous descendez la chercher au risque d’une migraine, jugez de l’effet de la

   LIGNE DE POINTS   

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

   Cette petite houle noirâtre ballotte l’esquif où votre esprit malade s'embarque à la recherche d'un sens inconnu… ; elle n'est le plus souvent qu'une supercherie de femme à bout d'arguments. Alors, vous vous frappez le front en vous demandant ce qu'ELLE a voulu dire… et, en idiot, vous finissez toujours par conclure à la louange de la plus perfide moitié du genre humain.

* * *

   C'est le POINT D'EXCLAMATION    

!

qui le plus fréquemment heurte le regard.
   On le rencontre à la fin des phrases où la passion quitte son calme pour espérer, pleurer ou rugir.
   Il est seul ou flanqué de deux acolytes.
   Seul, il termine souvent des phrases comme celle
-ci :

« Tu me quittes, ingrat, et pourtant je t’ai sacrifié, famille, honneur et richesse ! »

   Je trouve que dans ce cas, le point d'exclamation ressemble à une larme retournée.
   Symbole touchant ! L'inversion de ce pleur en deuil ne vous dit
-elle pas qu'il s'est jeté par l’œil de la victime, comme un désespéré par la fenêtre de sa maison… la tête la première !
   Seul le point d'exclamation isole aussi de ses compagnes des onomatopées du genre suivant 
:

   « 0 Octave, réalise ta fortune et fuyons… on assure que les entre-sols sont pour rien dans le golfe de Sorente ! »

   Ici la plume de la belle semble avoir parachevé son désir en dessinant un petit ballon noir muni de sa nacelle : il n’y manque que les cordes.
   Ima
ge encore plus significative que la précédente ! La phrase qui aboutit à cet aérostat mignon est hypersentimentale ; elle vous empoigne et vous transporte dans les régions explorées par l'imagination des ÉRONAUTES.

* * *

   Au nombre de trois, les points d'exclamation zèbrent assez gentiment les épilogues de ce calibre :

   « Vous m’aviez promis le mariage ou une inscription de rentes au grand livre, et vous filez en me laissant pour souvenir un faux-col défraîchi… Vous êtes un infâme !!! »

   Cette pluie d'encre, à la chute éplorée, rappelle assez fidèlement les hachures naïves qui représentent l’ondée sur les gravures du quinzième siècle.
   Elle peint bien la fureur d'une âme blessée portée à son paroxysme. Ne dirait
-on pas la passion tournant à  l’hydrothérapie, rompant ses digues et tombant en averse ?… C'est alors que le scepticisme sert de parapluie.

* * *

N. B.  Un nombre de points d'exclamation supérieur à trois se rencontre rarement dans les écrits d'amour… Cette ponctuation millionnaire ne se trouve que dans la correspondance anacréontique de Ponson du Terrail.

* * *

   Nous sommes arrivés au

   POINT D'INTERROGATION   


   Malgré son apparence sacrée (c'est l'ima
ge d'une crosse épiscopale), rien n'est plus laïque que ce point perfide.
   Sa bosse est gonflée d'ingénuité ou de finesse et parfois de luxure.
   La vierge qu'on pourchasse en farcit sa pre
mière lettre :
   Ex. : « Vous m’écrivez que vous avez de l’amour pour moi. Qu’est
-ce que l’amour ? »
   Est
il assez naïf ce signe final ! — et comme vous avez diaboliquement souri en l’apercevant, Don Juan du col-cassé !
   Comme vous vous êtes promis d'y répondre par des enseignements qui n'ont rien de commun avec ceux de l’École normale !

* * *

   Le second aspect du point d'interrogation est malicieux et récriminatoire :

  « Vous m’avez dit aller en soirée à l'ambassade de Madagascar… cette ambassade se tient donc dans une baignoire grillée du Théâtre-Français ? »

Pincé ! murmurez-vous ; et le point terrible est là, qui vous montre son orageuse gibbosité, d'où s'échapperont plus de tracas que de la boîte de Pandore.

* * *

   Terminons cette étude par les

   PARENTHÈSES   

(   )

   Elles sont au style épistolaire érotique ce que les arsenaux sont à l’artillerie. Les femmes enferment en ces crochets innocents, les périodes à grande portée, grosses de réticences, de serments et de mensonges.
   Tels que vous les voyez, ces deux arcs de cercle contiennent toujours une logique traîtresse, qui vous appréhende à 1'esprit, sinon au cœur, comme deux sergents de ville au collet, et vous vous sentez pris par cette argumentation comme le doigt d'un marmiton entre les pinces d'un homard.
   1er  exemple :
   « … Je vous le répète, Octave, votre conduite n'est pas digne d’un galant homme (car je trompe pour vous le meilleur des maris). 
»

   Ces bonnes parenthèses !… leurs bras de fer harponnent votre loyauté qui chancelle. Vous voyez le mari martyr, le front soucieux et orné de deux parenthèses, qui sont votre œuvre…

   2e exemple :
   « Est
-ce ainsi, Octave, que tu tiens  ta promesse… que dis-je ? ton serment ! (car tu m’as juré, mon minet, solennellement juré sur l'enfant que je porte en mon sein, de m’établir gantière au passage Jouffroy). »

   Tout y est, depuis le sobriquet  badin jusqu’au rappel d’un état intéressant.
   Vous cédez, car vous croyez voir, dans ces deux éléments de courbe, les petits bras potelés du baby
, qui ressemblera au jeune premier du théâtre voisin.
   Qu’on est bête !…  Un peu plus, et l'on embrasserait cette phrase les yeux humides.



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