Éditions PLEIN CHANT

Marginalia

1er mars 2011


Broderies sur l'or, les trésors et l'ordure





Les enfants écoutaient… Camille et Madeleine , les petites filles modèles, Marguerite de Rosbourg, une autre petite fille modèle et Sophie la malchanceuse, côté filles; côté garçons, leurs cousins, Léon le faible avec son frère, Jean de Rugès, le parfait et le malicieux petit bonhomme de sept ans, Jacques. Ils écoutaient,  fascinés on l’imagine, Monsieur de Rugès qui déroulait une histoire de revenants. L’histoire? Vers 1747, un maréchal en route vers l’Allemagne demande un soir l’hospitalité dans une auberge, en pleine campagne. Confuse, l’hôtesse ne peut lui offrir qu’une chambre inhabitée depuis longtemps, dans la tour d’un château en ruines, et le prévient honnêtement  que la nuit, des revenants envahissent la tour. Minuit sonne, un homme en cuirasse  entre dans la pièce où le maréchal était couché. Le maréchal et lui se défient; le maréchal, vaincu, se voit cependant récompensé pour son courage: le chevalier  l’emmène dans un caveau de la tour, dallé de pierres noires. Sous l’une d’elles repose le trésor du chevalier, où le maréchal pourra venir puiser et emporter autant d’or et de pierres précieuses qu’il voudra, mais  de minuit à deux heures seulement; et interdiction de soulever les autres dalles, recouvrant des trésors appartenant à d'autres familles. Le chevalier allait donner au maréchal le moyen de reconnaître la bonne dalle quand… l’horloge sonna deux heures et le chevalier disparut.

«Comment vais-je, la nuit prochaine, à minuit,  pouvoir reconnaître la dalle?» se demande le maréchal. Juste à ce moment, il ressentit de cruelles douleurs d’entrailles (…). Le maréchal se prit à rire: "C’est mon bon ange, dit-il, qui m’envoie le moyen de déposer un souvenir sur cette dalle précieuse. Quand j’y viendrai demain, je ne pourrai la méconnaître…" Aussitôt dit, aussitôt fait, poursuivit M. de Rugès en riant».

M. de Rugès continue son histoire: le maréchal regagne sa chambre, lorsqu’il entend frapper à la porte. Son valet de chambre venait le réveiller: chevalier, dalles, trésor, tout n’avait été qu’un rêve. Un rêve, «excepté le souvenir qu’il avait cru laisser sur la dalle et que ses draps avaient reçu». Qu’à cela ne tienne, le maréchal brûle dans la cheminée les draps salis. «L’honneur est sauf, dit le maréchal», et à l’hôtesse qui réclamait ses draps, il répondit que les revenants les avaient emportés, ce qui ne la surprit en rien.



Glose

Ce que l'on vient de lire paraphrase et cite ce qu'écrivait la comtesse de Ségur dans Les Vacances, au chapitre «Les revenants». Dans Rêves d'avant la mort (Plein Chant, 2006, p. 66), Michel Ohl, d son côté, avait intégré le rêve des Vacances à ses propres rêves: «Je me rappelais ce rêve scatologique du général de la comtesse de Ségur (Les vacances). Rappelez-vous pour repérer le trésor inventé en rêve le rêveur chie auprès? Au réveil hoÿ hoÿ hoÿ les draps!»

Dans Les Vacances, avant de faire parler M. de Rugès, le frère de Madame de Fleurville, la comtesse a prévenu, en note, que l'anecdote était historique. Le maréchal de l'histoire était Philippe Henri de Ségur (1724-1801), l'arrière-grand-père de son mari, le comte Eugène de Ségur (1798-1863), qu’elle avait épousé le 14 juillet (sic) 1819 à Paris. Philippe Henri de Ségur, nommé ministre de la guerre par Louis XVI, avait été promu maréchal en 1783.

Les lecteurs pourraient songer, lisant le texte ci-dessus, Michel Ohl ou la comtesse de Ségur, à l'odeur d'un autre souvenir, dans une facétie de Pogge: De l'homme qui trouva de l'or en dormant.



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De l'homme qui trouva de l'or en dormant.

Un de nos amis racontait qu'une nuit, en rêve, il avait trouvé de l'or. - «Prends garde, lui dit un des auditeurs, qu’il ne t'en advienne comme à un de mes voisins qui vit son or se changer en ordures.» Sur notre demande, il nous raconta le songe de cet individu: - «Mon voisin rêva une nuit, que le diable l'avait conduit au milieu d'un champ pour y déterrer un trésor. Il trouva beaucoup d'or… Il n'est pas permis, lui dit alors le démon de l'enlever maintenant, fais une marque à l'endroit de manière à pouvoir seul le reconnaître. Notre homme ayant demandé quel signe il pourrait bien employer: - Chie dessus, dit le diable, c'est le meilleur moyen pour que personne ne suppose qu'il y a de l'or dessous, toi seul connaîtras le secret. La chose fut trouvée parfaite, mais le rêveur, se réveillant aussitôt, constata qu'il s'était horriblement lâché le ventre dans son lit. Il se lève alors au milieu des excréments et de l'infection, puis, voulant prendre l'air, il pose sur sa tête un capuchon  dans lequel un chat venait de faire ses ordures. Furieux de l'odeur infecte qui le poursuivait, il s'empressa de se laver la tête et les cheveux. C'est ainsi qu'un rêve d'or s’évanouit dans l'ordure.




Deuxième glose

Pogge, Poge, le Poge Florentin, autrement dit Poggio Bracciolini (1380-1459), secrétaire de huit papes, se reposait en écrivant des facéties, employant la langue qui lui était naturelle, le latin. Imprimées posthumes, en 1470, elles coururent le monde, et l'on ne compte pas leurs éditions. On ne compte pas non plus les auteurs, entre autres français, qui ont puisé leur inspiration dans ces  courtes histoires destinées à faire rire plutôt que sourire. On a donné, ci-dessus, la traduction par Alcide Bonneau, publiée (facétie CXXX, t. II, p. 18) dans Les Facéties de Pogge, traduites en français avec le texte latin, édition complète, Paris, Isidore Liseux, Éditeur, 1878, 2 vol.

Guillaume Tardif, lecteur du roi Charles VIII, traduisit les historiettes vers 1492, en une paraphrase plutôt qu'une traduction, ce qui ne leur ôte rien de leur intérêt, au contraire; mais la facétie De l'homme qui trouva de l'or en dormant est absente du recueil de Guillaume Tardif. On peut le vérifier en lisant, aux éditions Plein Chant (1994) la  réimpression de l'édition donnée par Anatole de Montaiglon chez Léon Willem, Paris, 1878 - l'année même de l'édition chez Isidore Liseux! -,  Les Facécies de Poge, Florentin.

Dans l'esprit des Facéties de Pogge, mais adoptant une toute autre structure littéraire,  Béroalde de Verville fit paraître en 1610 Le Moyen de parvenir, contenant la raison de tout ce qui a été, est et sera, un livre fascinant et déroutant.
Les textes, où l'on peut entendre dialoguer, par exemple, Néron, Cicéron, Théodore de Bèze et d'autres, portent tous, en titre,  un substantif: Point, Paraphrase, Axiome, Songe, etc. Le texte que l'on donne ci-dessous est extrait du quarante-cinquième dialogue, Texte.

Le Moyen de parvenir
a connu de nombreuses éditions, on donne ci-dessous celle qui parut aux éditions Garnier frères, s.d. (1879). Une édition contemporaine est parue aux éditions Passage du Nord-Ouest, 2002.




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Un extrait de Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir
 

(…) Dieu vous fit bon comme farine, et vous estes meschant comme bran*. Et afin que vous le sçachiez, je vous diray d'où vient ce dictaire**, et je me depescheray afin que le bon homme ait son sac. Il y avoit un pauvre païsan qui avoit quantité d'enfans et n'avoit point de pain pour leur donner, pour lors que la famine pressoit. Une nuict, s'estant endormy de tristesse, il songea qu'il trouva le diable qui le consola, et luy dit que, s'il vouloit, il luy donneroit de quoi bailler à disner à son menu peuple; et là-dessus le mena en une forêt obscure où il luy monstra de grands sacs pleins de farine. Le païsan,  esbahy et aise, dit: «Mais comment trouveray-je ce lieu, si j'en pars?» Le diable lui dit: «Eh chie auprès pour le remarquer.» Le triste pauvre homme s'efforça et fianta dans le lict plus que six ladres constipez ne feroient par un clistaire*** enforcé de quadruple dose de fine bénédicte. A son resveil, il trouva le bran, en quoy s'estoit reduite toute  ceste diabolique farine.



* merde.
** dicton.
*** clystère.



Troisième glose

Le Moyen de parvenir fut édité et réédité, presque sans cesse, au XVIIIe siècle d'avant la Révolution, et les auteurs de contes en vers  folâtres, comme on disait pendant la Renaissance, libres comme on dira moins joliment plus tard, en firent leur miel. Tant et si bien qu'en 1757 parut  une nouvelle édition du Moyen de parvenir de Béroalde de Verville (A*******, 100070057) qui donnait  les «Contes tirés du Moyen de parvenir».
Michel Ohl se souviendra de ce passage du Moyen de parvenir dans  L'An  Pinay:

«(…) l'écureuil Surgit, haletant: "An… Ange ch… chu… là-bas! là-bas loin! mauvaise fwacture! veniw! veniw! vite!" Je saisis ma colle à saints os, mon Sparadrapum, mais… le trésor! le trésor! comment retrouver le trésor au Retour? "Chie-z-y auprès!" fit un enfant de chœur succinct qui s'éclipsa en gouaillant "À l'irrevoyure!": je me réveillai tout embrené.»

Ci-dessous, la fin du conte de Grécourt,  Le trésor découvert, dont le passage cité se trouve dans les Œuvres diverses de M. de Grécourt, nouvelle édition, A Londres (Paris), 1780, t. I, pp. 100-102.


G R É C O U R T

Le trésor découvert

Pour l'intelligence du conte, il suffit de savoir que l'Esprit est le fantôme d'un défunt gouverneur de César.

(…)
Et se trouvant dans un jardin :
Vois-tu, dit l'Esprit à Turpin
Où se joignent ces deux allées :
C'est-là que depuis tant d'années
Est telle quantité d'argent
Que tu dois en être content.
Puisque le Ciel te le destine,
Rends grace à la Bonté divine
De t'avoir conduit en ce lieu.
Je rends, dit Turpin, grace à Dieu
Des bontés qu'il me fait paroître.
Mais, Seigneur, comment reconnoître,
Où trouver un si grand bienfait ?
Comment ? laisse-y ton bonnet.
L'Esprit gagne une autre avenue,
Et Turpin le suit tête nue.
Voilà, dit-il, un autre endroit ;
Que peux-tu croire que ce soit,
Turpin ? Foi d'ombre, je te jure
Que c'est de l'or, & sans mesure ;
Il est caché dessous nos pas :
Demain matin ne manque pas
De venir faire cette prise.
Fais dans ce lieu creuser un trou.
Fort bien ; mais comment connoître où ?
Comment ? Laisse-y ta chemise.
Il le suit & reste aussi nud
Que quand au monde il est venu.
Passons, dit le défunt Monarque,
Passons dans cet autre détour.
Vois-tu l'endroit que je te marque,
Turpin, dès la pointe du jour
Viens-y. Ce sont mes pierreries
Qu'autrefois j'avois si chéries,
Perles & diamans très-beaux,
Tu les trouveras à monceaux.
Et ! comment remarquer la place ?
Comment pouvoir ! … fais-y caca.
Il fit ce qu'on lui commanda.
Après l'Esprit le ramena
Dedans son lit près de Silvie ;
Il y dormit jusqu'au soleil.
Enfin pourtant il se réveille,
Et sa honte fut sans pareille
Quand, tout rempli de son trésor,
À son épouse qui sommeille,
Voulant parler d'argent & d'or,
Il apperçoit avec surprise
Qu'il avoit fait dans sa chemise,
Ou si vous voulez dans son lit
Le caca que je vous ai dit.
Voulez-vous que je vous étale
Sur ce sujet quelque morale !
La morale s'entend assez :
Les contes qu'on fait des fantômes,
Et dont on feroit bien des tomes,
Sont visions d'esprits blessés.



Glose ultime

Lorsque Grécourt reprend à son compte l'historiette, il ne pense pas à Pogge, mais à Béroalde de Verville. Il apporte cependant sa touche: le héros ne défèque pas immédiatement, il ne le fait qu'a la dernière extrémité, lorsqu'ayant utilisé comme signes son bonnet puis sa chemise, il est dépourvu de tout. Peut-être, par civilité, Grécourt a-t-il délibérément reculé le moment où il faudrait écrire donc faire entendre, le mot caca, que son caractère puéril rend au mieux incongru, au pire tout à fait inconvenant. Mais à vrai dire,  le goût de  Grécourt pour l'inconvenance le poussait à reculer le moment délicieux où les amateurs de folastries atteindrait enfin le sommet; cela s'appelle: faire durer le plaisir.

Lorsque la comtesse de Ségur avertit ses lecteurs, bien qu'ils soient des enfants, que l'aventure narrée par M. de Rugès est réelle, que veut-elle montrer? Que son aïeul (par alliance) avait été brave, puisqu'il n'avait pas eu peur du revenant? Et il est vrai que sa bravoure, il l'a montrée à la bataille de  Laufeld en 1747. Mais l'anecdote, de qui la tenait-elle? Elle devait être transmise de génération en génération aussi conclurait-on volontiers  que le maréchal - s'il a donné en son temps l'histoire pour vraie - ou l'un de ses descendants, si elle fut attribuée au maréchal, avaient lu, et attentivement, les Facéties de Pogge ou Le Moyen de parvenir, et plutôt le second que le premier.  On les félicitera de leurs goûts littéraires, mais non de leur honnêteté intellectuelle. Si  Grécourt termine Le trésor découvert par un moralité que l'on pourrait traduire par: les revenants reviennent en rêve, la comtesse termine l'histoire de M. de Rugès par des draps brûlés. On ne peut savoir si elle a ajouté cette fin, qui n'aurait pas appartenu à l'anecdote familiale, mais on aimerait le croire: elle touchait  le point douloureux de l'anxiété du petit enfant qui a fait pipi au lit et ne sait comment abolir ce qui s'est passé malgré lui. La comtesse a trouvé la bonne solution: détruire les draps en les réduisant en cendres.

Et enfin, si vous voulez oublier la rencontre de l'or et de l'ordure, lisez le premier numéro de la revue Plein Chant dans sa nouvelle présentation d'alors (19 x 13 cm), daté de mars-avril 1981: L'or et l'obscur, du titre de la première contribution, un poème en prose par Jean-Pierre Otte.



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